Gallimard, Collection blanche, 2006.
Lecture d’Angèle Paoli
Image, G.AdC Bien sûr, il y a la petite hutte-Gumpendorf des bords de l’Yonne et les petits plats succulents partagés avec Georges, l’ami d’enfance retrouvé par hasard. Georges, qui voudrait bien qu’Anne accepte de partager avec lui ce qui lui reste de temps à vivre. Bien sûr, il y a la Bretagne et la grande villa au bord de mer, battue par les vents et par la marée. Mais il y a aussi la mère. Trop catholique, trop pleurnicharde, abandonnée par son mari, puis par sa fille qui vient l’embrasser à la sauvette et puis s’éclipse, la laissant à son désarroi et à ses solitudes. À son attente vaine. Et puis, bien sûr, il y a Anne. Anne autour de qui le monde gravite. Et à qui tous s’agrippent. La mère, Georges, Véri. Et Thomas. Surtout Thomas, qui ne comprend pas comment Anne peut, du jour au lendemain, lui interdire sa vie, sans vraiment d’explication. Anne qui vend maison et meubles. Pianos. Anne qui met son compagnon à la porte, sans lui laisser aucune chance de retrouver sa trace. Anne qui prend la fuite, se délestant sans cesse de ses nouvelles peaux, Anne décidée, enfin, à ne garder que l’essentiel. À se recentrer sur ses silences. Et puis soudain, il y a l’envers des paysages noyés de brumes hivernales autour de la petite hutte-Gumpendorf. L’envers aussi de la maison bretonne, livrée à son grand vide. Soudain surgit la baie de Naples, les îles volcaniques plombées de lumière et de soleil. C’est là que la compositrice trouve asile, sur cette côte méditerranéenne aux falaises de lave. Dans le petit port de pêche d’une île phlégréenne. C’est là qu’Anne vient cacher un temps sa solitude. Heureuse de n’avoir qu’elle-même pour toute compagnie. Et la poétesse anglaise Katherine Philips, à qui elle consacre « un minuscule quatuor ». Et là-haut, tout là-haut, tout au bout du sentier escarpé, enfouie derrière le buisson de groseilliers rouges, abandonnée, il y a la maison au toit bleu luisant de lumière. Et l’histoire d’amour, charnelle, viscérale, dense, profonde qu’Anne noue avec elle. Anne qui absorbe le soleil et la mer, s’emplit de musique intérieure et de beauté. Anne qui attire autour d’elle la vie. De nouveaux amis surgissent, Leonhardt et la petite Lena, puis Giulia. De nouveaux rituels s’instaurent, de nouveaux rythmes. De nouveaux équilibres. Du bonheur à l’état pur. Jusqu’au moment où éclate le drame. Aussi violent et imprévisible que la nature qui enveloppe l’île. Qui anéantit, impitoyable, les liens tissés dans la fusion et le partage. La parenthèse de l’île se referme. Le temps n’est plus le même. Il se précipite et s’accélère. Se densifie et s’étiole à la fois. Anne retrouve la Bretagne. Le temps d’y enterrer sa mère. Et d’y rencontrer son vieux père. Qui lui livre (et la délivre ?) un pan de son passé. Le temps de partager avec Georges un peu de sérénité. De se consacrer tout entière à ses compositions. Entre temps, Anne a apprivoisé ses souffrances les plus profondes. Seize ans se sont écoulés depuis la perte du paradis. Et l’abandon de la Villa Amalia. Seule demeure, fidèlement blottie au bord du fleuve, la petite hutte-Gumpendorf. Mais au-delà de ces vies qui se font et se défont autour d’Anne en fuite, qu’y a-t-il d’autre sinon l’envoûtement d’une écriture ? Un envoûtement qui prend le lecteur à l’improviste, au détour d’une page. Les phrases de Pascal Quignard, ses dialogues, sa musique personnelle agissent comme une partition invisible qui continue de s’immiscer dans les pores de la mémoire et de la peau, traçant ses sillons dans la chair de celui qui se prend à ses rets. Quelque chose de la sensibilité double de l’auteur, à la fois solaire et retenue, poursuit son chemin au-delà des pages. Comment, une fois le livre fermé, se séparer d’Anne et de Georges, d’Anne et de Léna ? Comment prendre congé de cette vie-là, construite en vagues sinusoïdales ? Des vagues mystérieuses qui sans cesse refluent le lecteur naufragé sur les rivages de l’île phlégréenne. Vagues vénéneuses de vie et de mort. Veillées par la présence divine et lointaine de la Villa Amalia. |
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Quelle coïncidence ! Je suis moi-même en train de lire cet éblouissant roman, je n'en suis qu'à la moitié. Je n'avais pas vu le titre en haut du texte, c'est en lisant les premières lignes que j'ai réagi et c'est surtout avec le mot Gumpendorf que j'ai réalisé qu'on parlait ici de Villa Amalia. J'en suis à l'épisode sur les îles volcaniques dans la baie de Naples et, ce qui est drôle, c'est que je pensais sans cesse à toi Angèle et combien tu aimerais lire les descriptions parfaitement évocatrices, à ma connaissance, de cette partie du monde. J'ai aussi repensé à quelques peintures de Ravello que Guidu avait mises en ligne il y a quelque temps.
Magnifique lecture. Merci d'en parler si bien.
Rédigé par : Pascale | 30 mai 2006 à 09:33
Merci, ma chère Pascale, de ta réactivité si matinale à mes "Gravitations". Merci aussi de penser à moi et à Ravello en lisant ce roman "éblouissant". Figure-toi que moi-même j'ai projeté sur le personnage d'Anne Hidden le visage et la silhouette de la musicienne Laurence Equilbey. J'ai eu l'occasion de voir Laurence Equilbey, qui dirige le Choeur de Chambre Accentus. Et je suis sortie de ce concert bouleversée. Pourquoi est-ce elle que j'ai imaginée tout au long de ma lecture ? Sans doute, au-delà du rapport très étroit et très dense des deux femmes à la musique, une certaine correspondance physique, une forme d'indépendance exigeante. Et ce qui m'a mise sur cette voie, c'est "la petite hutte-Gumpendorf", ou plus précisément ce nom allemand de Gumpendorf, dont tu sais peut-être, toi, quelle est la signification. Car je soupçonne que Gumpendorf a un sens particulier, hors l'allusion à la maison de Haydn. Tu me diras quand tu auras achevé la lecture de Villa Amalia. Merci à toi.
Rédigé par : Angèle Paoli | 30 mai 2006 à 10:52
Elle est Eliane, Anne, Ann Hidden. Elle est complexe, attirante et en même temps mystérieuse. Comme le dit si bien Angèle, un personnage qui reste en mémoire. Le livre refermé, on continue de vivre avec Ann.
C'est un très beau commentaire sur ce livre, Angèle.
Rédigé par : myriade | 30 mai 2006 à 14:49
Après petite recherche (je suis loin d'être une germaniste accomplie), j'ai découvert que le mot "Gumpendorf" vient du vieux mot "gump", signifiant une petite mare ou un bras d'eau (à la suite par exemple d'une inondation). Gumperdorf est d'ailleurs une ville dans la vallée de Vienne qui connait de fréquentes inondations (lien).
Ce choix du mot est intéressant car j'ai été frappée à la lecture de Villa Amalia, par la présence constante de l'eau sous forme de pluie, de rivière, de mer, et son effet sur les personnages du livre est loin d'être anodin.
Rédigé par : Pascale | 02 juin 2006 à 12:01
Et j'ai bien sûr oublié de préciser que "dorf" signigie "village". Oubli réparé avec mes humbles excuses !
Rédigé par : Pascale | 02 juin 2006 à 14:31