LE JARDIN DES LIVRES DE GIORGIO BASSANI
Ph. Angèle Paoli
Tout au long de ce mois de mai, l’écrivain italien Giorgio Bassani (1916-2000) est à l’honneur à Paris. Grâce à la collaboration de l’Istituto Italiano di Cultura de la rue de Varenne, et du ministère italien des Biens Culturels, qui - outre un colloque - consacrent à l’écrivain de Ferrare une fort émouvante exposition : « Le jardin des livres ». Place Saint-Sulpice. Salle du Vieux-Colombier de la mairie du VIe arrondissement. Où les Éditions Gallimard ont fêté, le soir du 4 mai, le lancement de l’édition française du Roman de Ferrare, publié dans la collection Quarto.
Ph. Angèle Paoli
De grands panneaux explicatifs replaçant l'écrivain dans son environnement historico-artistique jalonnent de manière chronologique (huit étapes) le parcours du visiteur. Dans les vitrines, quelques objets usuels ayant appartenu à l’écrivain : son cartable en cuir, sa pipe, ses lunettes (naïvement, j’ai cherché des lunettes cerclées d’or, pareilles à celles qui ont donné leur titre à un roman de 1960, Gli Occhiali d’oro).
Parmi les peintres de prédilection de Bassani (dont un des maîtres à penser fut le grand critique d’art Roberto Longhi), quelques toiles, dont une belle nature morte de Giorgio Morandi (Nature morte aux tons violets, 1937), et plus insolites chez ce peintre, un Paysage de la plaine du Pô et un Paysage avec fils électriques (1940). Bassani a de tout temps considéré Morandi comme son « alter ego fraternel participant d’une même et particulière condition d’artiste ».
Ph. Angèle Paoli
Francis Bacon, lui, est représenté à l’étage par trois lithographies de 1972, d’après la toile Figure on the Couch. Toile que Bassani avait choisie pour illustrer la première de couverture de son ultime roman (Le Héron, 1968).
L’exposition retrace étape par étape la vie de Giorgio Bassani, né à Bologne le 4 mars 1916, au sein d’une famille ferraraise d’origine juive. Depuis sa jeunesse dorée d’étudiant nanti, jusqu’à sa mort, survenue à Rome en l'an 2000. Au travers de très nombreux documents, lettres et photos. Photos de famille, photos de jeunes gens raffinés et élégants au club de tennis « Marfisa d'Este » de Ferrare, photos du militant engagé dans la résistance contre le fascisme, ou (après-guerre) du professeur à l’Académie d’art dramatique de Rome.
Pages manuscrites, éditions originales, affiches de films évoquent aussi la vie de l’écrivain, du poète, du scénariste, du traducteur, du rédacteur en chef et du conseiller éditorial (c’est à Giorgio Bassani que l’on doit la publication *, le 11 novembre 1958, chez Feltrinelli, du Guépard, le chef-d’œuvre du Prince Giuseppe Tomasi di Lampedusa, précédemment refusé par Einaudi et Mondadori, après avis de Vittorini).
Parmi les personnalités qui apparaissent régulièrement aux côtés de Bassani, j’ai noté les écrivains Natalia Ginzburg, Attilio Bertolucci, Carlo Emilio Gadda, Alberto Moravia, Giuseppe Ungaretti ou Pier Paolo Pasolini. Mais aussi des gens de cinéma : Sofia Loren, à l’occasion de la remise du Prix Viareggio. Pour Le Jardin des Finzi-Contini. Publié en 1962 chez Einaudi, le roman inspira à Vittorio De Sica le film éponyme (1970) qui obtint en 1972 l’Oscar du meilleur film étranger. Avec Helmut Berger et Dominique Sanda, inoubliable dans le rôle de Micòl Finzi-Contini.
Ph. Angèle Paoli
Parallèlement à ses activités de scénariste – avec notamment la collaboration de Mario Soldati -, Bassani n’a cessé d’écrire. L’Odeur du foin (L’Odore del fieno) publié en 1972 chez Mandadori ; Dans les murs (Dentro le mura, 1973), « version complètement révisée » des Cinq histoires ferraraises (Prix Strega 1956) : une première édition du Roman de Ferrare (1974), qui rassemble tous les textes ayant trait à la ville d’origine de Bassani. La version définitive du Roman de Ferrare ayant vu le jour chez Mondadori en 1980.
Atteint de la maladie d’Alzheimer depuis 1990, Bassani est mort à l'hôpital San Camillo de Rome le jeudi 13 avril 2000. Il est enterré au Cimetière juif de Ferrare.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
* Cet ouvrage a bénéficié d'une nouvelle édition revue et corrigée en 1969 (sous la supervision de Carlo Muscetta), cette édition ayant notamment servi de base à la nouvelle traduction française entreprise par Jean-Paul Manganaro et publiée au printemps 2007 aux éditions du Seuil.
Ph. Angèle Paoli
EXTRAIT DES LUNETTES D’OR DE GIORGIO BASSANI
« Du pas traînant de ses vieilles godasses cloutées sur la chaussée, Cenzo se dirigeait vers le centre de la place en brandissant dans sa main droite un journal déployé.
« Prochaines mesures du Grand Conseil contre les juifs !» braillait-il avec indifférence, de sa voix caverneuse.
Et cependant que Nino se taisait, très gêné, je sentais naître en moi, avec une indicible répugnance, la vieille et atavique haine du juif pour tout ce qui est chrétien, catholique, bref, goy. Goy, goïm ; quelle honte, quelle humiliation, quel dégoût de m’exprimer ainsi ! Et pourtant j’y parvenais déjà, me disais-je, comme n’importe quel juif de l’Europe de l’est, qui n’aurait jamais vécu hors de son ghetto. Je pensais au nôtre, de ghetto, à la via Mazzini, à la via Vignatagliata, à l’impasse Toricoda. Dans un futur assez proche, eux, les goïm, allaient nous forcer à grouiller à nouveau, là, parmi les étroites et tortueuses ruelles de ce misérable quartier médiéval, dont en fin de compte nous n’étions sortis que depuis soixante-dix, quatre-vingts ans. Entassés les uns sur les autres, derrière les grilles, comme autant de bêtes apeurées, nous ne nous évaderions plus jamais.
« Ça m’embêtait de t’en parler, commença Nino sans me regarder; mais tu ne peux pas t’imaginer combien ce qui est en train de se passer me fait de la peine. Mon oncle Mauro est pessimiste, inutile que je te le cache: et d’ailleurs, c’est naturel, car lui a toujours souhaité que les choses aillent le plus mal possible. Moi, personnellement, je ne crois pas. Malgré les apparences, je ne crois pas que, en ce qui vous concerne, l’Italie imitera vraiment l’Allemagne. Tu verras, comme d’habitude, tout cela finira en bulle de savon. »
J’aurais dû lui être reconnaissant d’avoir abordé ce sujet. Qu’eût-il pu dire d’autre, après tout ? Eh bien, non. Pendant qu’il parlait, je parvins à peine à dissimuler l’agacement que me causaient ce qu’il disait et le ton, surtout le ton désabusé de sa voix. « Comme d’habitude, tout cela finira en bulle de savon. » Pouvait-on être plus maladroit, plus insensible, plus obtusément goïm que cela ?
Je lui demandai pourquoi, lui, à la différence de son oncle, il était optimiste.
« Oh, nous autres italiens, nous sommes trop désinvoltes, répliqua-t-il sans paraître avoir remarqué mon ironie. Nous pouvons sans doute imiter tout ce que font les Allemands, y compris le pas de l’oie, mais pas le sentiment tragique qu’ils ont de la vie. Nous sommes trop vieux, trop sceptiques et trop usés. »
C’est seulement alors, à mon silence, qu’il dut se rendre compte de l’inopportunité et de l’inévitable ambiguïté de ce qu’il était en train de dire. Brusquement, son visage changea d’expression.
« Et c’est tant mieux, tu ne crois pas ? s’écria-t-il avec une gaieté forcée. Après tout, vive notre millénaire sagesse latine ! »
Il était sûr, continua-t-il, que, chez nous, l’antisémitisme ne pourrait jamais prendre des formes graves, politiques, et donc s’enraciner. Il suffisait de penser simplement à Ferrare - une ville qu’on pouvait dire « socialement parlant » parfaitement représentative - pour se convaincre qu’une séparation nette de l’« élément » juif de celui de l’aryen était dans notre pays pratiquement irréalisable. Les « israélites », à Ferrare, appartenaient tous, ou presque tous, à la bourgeoisie des villes, dont, en un certain sens, ils constituaient le nerf, l’épine dorsale. Le fait même que la majorité d’entre eux aient été fascistes de la « première heure », prouvait leur parfaite solidarité et leur parfaite fusion avec leur milieu […] Non, non : il suffisait de parcourir l’annuaire du téléphone, où le nom des israélites était inévitablement suivi de titres professionnels et académiques, docteurs, avocats, ingénieurs, directeurs de grandes et petites entreprises, et ainsi de suite, pour avoir aussitôt le sentiment de l’impossibilité de réaliser à Ferrare une politique raciste ayant quelque prétention de réussite. Une telle politique n’aurait eu des chances de marcher que si les familles du genre des Finzi-Contini, avec leur tendance très « typique » à rester isolés dans une vaste demeure aristocratique […], avaient été plus nombreuses. Mais à Ferrare, les Finzi-Contini représentaient justement une exception… »
Giorgio Bassani, Les Lunettes d’or, in Le Roman de Ferrare, Gallimard, Collection Quarto, 2006, pp. 221-222.
Angèle, merci, je suis allée à Ferrare l'été dernier avec Julien et Marie pour voir le cimetière juif, un havre de paix dans les arbres, et nous nous sommes inclinés émus sur la tombe de Bassani que j'avais relu dans l'année. Tant d'imprévu et de bonheurs, votre site!
Amitié, Sylvie.
Rédigé par : sylvie fabre g | 19 mai 2006 à 17:10
Merci, Sylvie. Je suis heureuse de ces bonheurs partagés. J'ai relu aujourd'hui plusieurs pages de Bassani, prises au hasard du Roman de Ferrare. Je crois que je l'emporterai avec moi cet été. Pour relire L'Odeur du foin et d'autres nouvelles dont le souvenir s'est estompé ; ou lire Le Héron, que je ne connais pas.
Bonne soirée à vous,
Amicizia
Angèle
Rédigé par : Angèle | 19 mai 2006 à 21:04