5 mai 1927 : publication chez Hogarth Press, à Londres, de To The Lighthouse (La Promenade au phare) de
Virginia Woolf.
Edward Hopper
Lighthouse Hill, 1927
71,8 cm x 100,3 cm
Huile sur toile
Museum of Art, Dallas
Le 5 mai 1927, jour de la publication de La Promenade au phare, Vita Sackville-West reçoit un exemplaire du volume avec, en dédicace, ces mots écrits de la main de Virginia Woolf : « De mon point de vue le meilleur roman que j’aie jamais écrit ». Le volume que découvre alors son amie ne contient que des pages blanches. Pourtant le roman existe bel et bien, et Virginia, regrettant sa plaisanterie, adresse à Vita un message pour s’assurer que sa lectrice ne lui en veut pas. À quoi Vita répond : « Mais bien sûr, j’ai vu que c’était une plaisanterie; pour quoi me prenez-vous donc, pour un véritable âne ? » Puis, dans une lettre d’éloges, Vita confie : « Ma chérie, j’ai peur de vous, maintenant. J’ai peur de votre sagacité, de votre caractère adorable, de votre génie. »
De son côté, le jeudi 5 mai 1927, Virginia note dans son Journal :
« Le livre est en vente. Mille six cent quatre-vingt dix exemplaires, je crois, sont partis avant la parution. Deux fois autant que Mrs. Dalloway. J’écris toutefois sous le couvert de ce nuage humide : la critique du Times Literary Supplement. C’est une réplique exacte des critiques de La Chambre de Jacob et de Mrs. Dalloway. Distinguée, bienveillante, timide, louant la beauté, contestant les personnages et me laissant modérément déprimée. Je suis inquiète pour Le temps passe. Je crains que le livre dans son ensemble ne soit considéré comme aimable, superficiel, insipide, sentimental. Pourtant, à dire vrai, cela me laisse assez froide. Je ne désire qu’une chose : être seule et ruminer. »
Virginia Woolf, Journal d’un écrivain [A Writer’s Diary, 1953], Christian Bourgois Éditeur, 1984 ; Bibliothèques 10-18, 2000, page 175. Traduit de l’anglais par Germaine Beaumont.
EXTRAIT
« Mais qu’ai-je fait de ma vie ? se demanda Mrs. Ramsay en prenant sa place à une extrémité de la table et en regardant les cercles blancs que faisaient toutes les assiettes. « William, dit-elle, mettez-vous à côté de moi. - Lily, ajouta-t-elle avec lassitude, mettez-vous là-bas. » Ils avaient cela - Paul Rayley et Minta Doyle - et elle ceci seulement - une table d’une longueur infinie avec des assiettes et des couteaux. À l’autre bout se trouvait son mari, tout affaissé et fronçant les sourcils. Pourquoi ? Elle n’en savait rien. Peu lui importait. Elle ne pouvait comprendre comment elle avait pu avoir la moindre émotion, la moindre affection à son égard. Elle avait le sentiment d’avoir tout dépassé, d’avoir tout connu, d’avoir tout épuisé et, pendant qu’elle servait la soupe, il lui semblait voir un tourbillon – là – dans lequel ou au dehors duquel il fallait se trouver. Quant à elle, elle en était sortie. Tout ça, c’est fini, se disait-elle, pendant que les gens faisaient leur entrée, les uns après les autres, Charles Tansley - « Asseyez-vous là, voulez-vous ? » dit-elle - Augustus Carmichaël - et qu’ils prenaient leur place. Et tout ce temps-là elle attendait passivement que quelqu’un lui répondît, que quelque chose arrivât. Mais ce n’est pas quelque chose, songea-t-elle en servant la soupe, qu’on puisse dire.
Elle leva les sourcils en constatant à quel point cela allait mal ensemble, ce à quoi elle songeait d’une part, et ce qu’elle faisait d’autre part - servir la soupe - et elle se sentait, avec une force grandissante, en dehors du tourbillon; ou encore, elle avait l’impression qu’une ombre était tombée et que, dans cette absence de couleur, elle voyait les choses sous leur vrai jour. La pièce (elle promenait son regard autour d’elle) était dans un état misérable. Il n’y avait nulle part de beauté. Elle s’abstenait de regarder Mr. Tansley. Rien ne semblait s’être fondu. Chacun avait l’air séparé de son voisin. Et c’était à elle qu’incombait l’effort de fusion, de mise en train, de création. Elle sentit à nouveau, sans hostilité - simple fait - la stérilité des hommes, car si elle n’agissait pas personne ne le ferait ; aussi se donna-t-elle la petite secousse que l’on donne à une montre arrêtée, et le pouls se remit à battre au rythme familier comme la montre se remet à marcher - une, deux, trois, une, deux, trois… »
Virginia Woolf, La Promenade au phare [1927], Stock, Le Livre de Poche, collection biblio, pp. 115-116.
COMMENTAIRE DE HERMIONE LEE
« Jamais Virginia Woolf ne fut plus proche de l’analyse que lors de la rédaction de La Promenade au phare. Elle inventa sa propre thérapie, la narration, et exorcisa son obsession. Mais il semble également, de par le vocabulaire qu’elle emploie pour décrire ce processus, qu’elle pressentait que l’écriture du roman lui permettrait d’apaiser ces fantômes. La Promenade au phare est une sorte d’histoire de revenants, l’histoire d’une maison hantée. Avec son retour au passé et ses échos d’élégie pastorale victorienne, le roman fait revivre, plus de vingt ans après, les sensations des jeunes Stephen orphelins revenus à Talland House en 1905. Mais c’est aussi un texte du XXe siècle, d’après guerre, où il est question de la structure de la société anglaise, de l’héritage social et politique de la guerre autant que de souvenirs de famille. La brusque rupture du récit au milieu du livre, comme la ligne tracée par Lily au milieu de son tableau, est une rupture avec la tradition littéraire comme avec l’enfance.
La sécurité de la maison et du jardin représente la tradition d’écriture que doit quitter l’auteur moderne pour s’élancer dans l’espace inexploré. Mais l’écriture moderne cherche à retrouver le passé, si bien que le roman est habité par une étrange tension entre l’expérimental et le nostalgique. La Promenade au phare évoque un monde qui prend fin, c’est un roman où les fins sont nombreuses […] parce que c’est un livre sur la mort, pas seulement sur les morts qu’on pleure, mais sur le désir de mort. »
Hermione Lee, Virginia Woolf ou l’aventure intérieure, Éditions Autrement, 2000, p. 637.
Quel livre ! On ne souhaite qu'une chose, en l'achevant : en recommencer la lecture. Au reste, c'est un livre qui recommence à chaque page.
C'est un livre du commencement du temps, - comment le temps commence à chaque instant. Ou encore : le livre de la digestion d'un passé dans le présent. Je ne dirai pourtant aucun mal de Mrs Dalloway. Si elle n'avait pas fait Mrs Dalloway, Virginia Woolf aurait-elle su - pu - faire La Promenade au phare ? Il faut relire Mrs Dalloway et La Promenade au phare. Echangeant l'un pour l'autre, on se rend compte de la grandeur d'une écriture.
Jean-Marie Perret.
Rédigé par : Jean-Marie | 05 mai 2006 à 22:22
Oui, Jean-Marie, je suis d'accord avec vous. Comme vous le dites très justement, toute la question qui se pose est celle du temps. Temps réel de l'existence confronté au temps du récit. Avec toutes les subtilités que cela entraîne. Au fond, dans Mrs Dalloway, il s'agit de tout condenser, personnages, plongées dans les pensées, en une seule et même journée (où l'on retrouve la règle des trois unités chère à nos classiques : temps/lieu/action !) tandis que dans La Promenade au phare au contraire, c'est de l'éternel recommencement d'une seule et unique journée qu'il s'agit, avec toutes les variations symphoniques que ce jeu suscite. Je relis La Promenade au phare avec délice. Quel bijou ! Et quel humour ! Exaltant !
Rédigé par : Angele Paoli | 08 mai 2006 à 13:25
« Ce qui compte c'est se libérer soi-même, découvrir ses propres dimensions, refuser les entraves. »
[Virginia Woolf]
La littérature du Moi est une littérature qui peut être considérée à la fois comme une véritable re-construction de l’être-mémoire et aussi comme un véritable travail de réflexion sur soi et sur des thèmes qui transcendent l’intime vers l’universel. Virginia Woolf prouve dans Promenade au phare ce dépassement de l’écriture comme narration et en fait un véritable moyen pour décrire, mais surtout pour décrier, un existant problématique de la relation masculin/féminin au regard de sa propre histoire de vie racontée sous l’ombre d’un « elle » rempli de sensualité mais aussi d’une extrême violence, dualité propre à cette écriture woolfienne.
Promenade au phare peut être appréhendé au regard de cette dualité comme un exercice de mémoire et de questionnement. La mémoire centrée sur le personnage de Mrs Ramsay donne la parole à cette femme-mère dont l’existence même dépend de cette maternité et de sa condition de génitrice. La maternité est peinte avec des couleurs d’obéissance et de dévouement aveugle aux autres. Ces autres à qui elle donne et se donne, qui en font une généreuse source de tendresse, d’amour, de réconfort et de dévouement. Mrs Ramsay est le symbole du sacrifice de la mère et de l’épouse. Elle donne de l’espoir au pire moment de déception de ses enfants : elle fait dégager le vent et les vagues du côté de ce phare tant vénéré par ses enfants et par elle-même d’ailleurs. Elle efface ce désespoir soudain installé dans l’âme de ces enfants, renforcé de surcroît par l’austérité virile et décevante du père, « oui, nous irons au Phare demain ! » . Elle les entraîne sur son univers blanc, paisible, passif et omniprésent. Univers rarement exploré par Mrs Ramsay elle-même et qui le temps d’une corvée ou d’une tâche domestique se retrouve face à elle-même, face à cette femme vidée par le temps qui passe sans lui laisser le loisir d’exister pour elle-même, sans pouvoir rencontrer ce Moi tant envahi par ses enfants et par son mari, un Moi effacé et n’existant que grâce à la bénédiction de ses enfants et de Mr Ramsay. Virginia Woolf en retraçant le portrait de sa mère, nous livre aussi une fresque d’une dyade épouse /époux articulée autour de la soumission de l’épouse à la force arbitraire d’un mari froid et sans passion, passion qu’elle ne garde que dans les recoins de son cœur, ensevelie par les années et les hivers qui se succèdent. Même les enfants de Mrs Ramsay semblent certains de cette fatalité qui fait de leur mère l’objet même de leur bien être, un objet rattaché à leur maison londonienne et déplacé tel un meuble indispensable vers les Hébrides. Telle une donne, Mrs Ramsay semble adoucir et remédier à l’austérité froide de la mer déchaînée, qui dans sa force plonge le phare dans le silence et dans l’isolement. Contre l’austérité de cette mer, Mrs Ramsay tente de donner espoir à ses enfants. Une mère contre la mer. Une mer puissante et dominatrice, qui tantôt plonge le phare dans les pires abysses et tantôt le découvrent au plus clair du jour, elle le contient, elle le domine, elle le maîtrise, elle fait frapper contre lui ses vagues puissantes et déchaînées. Au contraire de Mrs Ramsay, maîtrisée par son mari et limitée dans son être et dans son corps par cet être masculin brusque et imprévisible.
Aucune analyse psychanalytique ne pourrait se passer de cette symbolique omniprésente de ce phare, perché sur une île solitaire et livré à la merci de cette féminité liquide, une féminité d’action et de force à l’opposé de celle de Mrs Ramsay. Toute la dialectique woolfienne se trouve travaillée par cette différence de « féminités », différence d’action et de matière. Des féminités plurielles pour dire que le masculin n’est pas toujours à l’image de ce père puissant et austère mais il est aussi à l’image de ce phare enfoui dans les ténèbres d’une mer virile, passionnée et omnipresente. La masculinité devient elle-même objet de questionnement. C’est quoi ce masculin ? N’est-ce pas cet état de force et de puissance, n’est-ce pas ce moment de déchaînement froid et brutal ? La mer n’est elle pas « masculin » dans ce moment de colère ? La féminité ne devient plus ainsi cette passivité éternelle qui rend Mrs Ramsay esclave d’elle-même, de son corps et des autres. Elle est au contraire un moment de paix et de sérénité, de joie, de sensualité et de félicité. Elle se transforme le temps d’une tempête en un déchaînement de force et de puissance, elle devient masculin et virilité.
L’écriture woolfienne s’élève au rang d’action, grâce à ce subtil travail scriptural qui permet de frapper par la simplicité du style et la sensualité des images. Action, car Virginia Woolf parvient à nous impliquer avec elle dans une réflexion sur l’ordre établi et sur la condition de la féminité. Une féminité vécue par Virginia Woolf à la façon d’une recherche de soi à travers d’autres féminités. Une féminité à soi que Virginia Woolf ne cherchera pas comme Mrs Ramsay auprès de la virilité de son mari, mais qu’elle retrouve auprès de Vita son amante.
La détermination du masculin et du féminin n’est plus ainsi du ressort de l’arbitraire des choses mais cette détermination ne dépend que des sentiments et des circonstances de leur occurrence. Mrs Ramsay, mère et épouse perpétue cette féminité déterministe, tracée dans chaque partie de son corps et condamnée par l’essence même de son être obéissant. C’est contre cette féminité statique et passive que Virginia Woolf tente de critiquer du haut de ses souvenirs, elle fait le procès de cette fatalité sociale cimentant les rôles et scellant les destins.
Mais Mrs Ramsay n’était elle pas malgré sa condition à la recherche de cette liberté qu’elle ne pouvait même pas percevoir ? Ne voulait elle pas tant se libérer de cette virilité tragique en allant vers le phare dominé et dompté ? De sa fenêtre symbole d’enfermement elle traverse ce roman woolfien pour surprendre ce phare tant convoité et tant rêvé ? Ne semble t-elle pas vouloir conquérir ce phallus pacifié par les vagues et les vents ?
Destins tragiques, ceux de Mrs Ramsay et de Virginia Woolf mortes auprès de cette même eau féminine et masculine à la fois, la même pierre qui érige le phare et lui donne toute sa splendeur et sa vie, fait noyer Virginia Woolf et lui donne la mort. Une mort tragique, pleine de puissance et de douleur à l’image de l’agonie de Mrs Ramsay, laissant derrière elle une maison vide et froide sans féminité et sans vie.
Promenade au phare est un voyage de mémoire, la péripétie d’une destinée croisée de femmes martyrs et un cri pour la liberté d’exister au féminin sans les jougs des autres et les chaînes de l’arbitraire.
Rédigé par : azouhairi | 19 août 2009 à 01:13