Eugène Delacroix,
Médée furieuse, 1838
Huile sur toile, 2,60 m x 1,651 m
Musée des Beaux-Arts, Lille.
Le 13 mai 1932 a lieu au Théâtre de l’Avenue, à Paris, la première de la Médée de Sénèque, dans une mise en scène de Georges Pitoëff.
EXTRAIT
« Maintenant, je suis Médée; mes dons naturels se sont développés dans le mal : je suis heureuse, oui, heureuse d’avoir décapité mon frère, heureuse d’avoir dépecé son corps, heureuse d’avoir dépouillé mon père de l’objet jalousement gardé, heureuse d’avoir armé les mains des filles pour provoquer la perte de leur vieux père. Cherche une nouvelle matière ma rancœur : quel que soit le crime, la main que tu emploieras ne sera pas celle d’une novice. Où te portes-tu donc ma rage ; et quels traits lances-tu contre ton perfide ennemi ? Mon cœur farouche a pris en lui-même je ne sais quelle résolution et il n’ose encore se l’avouer. Dans ma sottise, je me suis trop hâtée : si seulement mon ennemi avait des enfants de sa concubine ! Tout ce que Jason t’a donné devient désormais la lignée de Créüse. Voici le genre de châtiment que j’ai décidé, et que j’ai décidé à juste titre : le couronnement de mon œuvre criminelle doit être préparé avec une énergie sans faille ; enfants, qui fûtes jadis à moi, c’est à vous d’expier les crimes de votre père. Mais mon cœur a tressailli d’horreur, mes membres se figent, ils se glacent, ma poitrine a tremblé. La colère a quitté la place, la mère a chassé l’épouse et revient tout entière.
Moi, je répandrai le sang de mes propres enfants, de ma propre descendance ? Adopte une meilleure attitude, Fureur insensée ! Que ce forfait sans pareil, cette impiété meurtrière demeurent à l’écart même de moi ; quel crime les malheureux enfants expieront-ils ? Leur crime est la personne de leur père, Jason, et crime plus grave encore, la personne de leur mère, Médée : qu’ils meurent, ils ne sont pas à moi ; que je les fasse périr, ils sont à moi. Ils ne sont coupables d’aucun crime, d’aucune faute, ils sont innocents : je l’avoue. Mais mon frère aussi était innocent. Pourquoi es-tu chancelante mon âme ? Pourquoi ces larmes qui mouillent ton visage ? Pourquoi suis-je ballottée, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, partagée entre la rage et l’amour ? Des courants contraires m’entraînent dans l’irrésolution; quand des vents furieux livrent de cruels combats, les mers soulèvent dans un affrontement leurs flots les uns contre les autres et la plaine liquide entre dans un bouillonnement désordonné : telle est l’irrésolution qui agite mon cœur. La rage chasse mon amour maternel, et mon amour maternel chasse à son tour la rage; rancœur cède à mon amour.
Venez, chers enfants, unique consolation d’une famille dans le malheur, approchez, serrés contre mon sein, enlacez-moi de vos bras. Que votre père vous garde sains et saufs, pourvu que votre mère le puisse également : mais la fuite et l’exil me pressent. Bientôt, bientôt, on va me les prendre, les arracher à mon sein, pleurant, gémissant : qu’ils soient perdus pour les baisers de leur père, ils sont perdus pour ceux de leur mère. De nouveau s’exacerbe ma rancœur et bouillonne ma haine ; connue de moi de longue date, Erynis vient ressaisir malgré moi ma main ; je te suis, Ô ma rage, là où tu me conduis… »
Sénèque, Médée, vers 903-956, Garnier-Flammarion 1997, pp. 84-85.
|
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.