Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
LA MAISON NATALE
PREMIER POÈME
1. Une arche de Noé sans vie
La première « maison natale », celle qui voit le premier réveil du narrateur, se trouve sur un récif battu par les vagues : « C’était la maison natale, l’écume s’abattait sur le rocher. » Peut-être est-elle sise sur une île, avec « l’odeur de l’horizon de toutes parts » ? Engloutie qu’elle est sous la cendre, elle semble morte, « Pas un oiseau ».
Soumise à la fureur des éléments, elle est la proie de la vague et du vent, du « feu qui ailleurs consumait un univers ». Arche de Noé sans vie, la maison natale semble appartenir aux temps bibliques. Aux temps violents des origines.
2. Le vaisseau de la véranda
Le passage de l’extérieur vers l’intérieur se fait au début du septième vers : « Je passai dans la véranda ». Il suffit de ce passage pour qu’advienne l’univers familier de l’enfant, avec sa « table mise » et son buffet. Son « couloir » et « son escalier sombre ». Pourtant, envahie par les eaux qui continuent de monter, la véranda ressemble à un vaisseau naufragé. « L’eau frappait les pieds de la table, le buffet. »//« Si haute était déjà l’eau dans la salle ».
3. La « sans-visage »
Loin d’être angoissé par le danger qui le guette, l’enfant semble absent à la réalité qui l’environne. Absorbé seulement par la présence-absence d’un être mystérieux. Une femme, privée de traits, dont il ne livre pas le nom. Mais dont il semble cependant connaître les usages : « La sans-visage que je savais qui secouait la porte du couloir ». Quel lien l’enfant a-t-il avec cette femme ? Qui est-elle ?
Quelque chose fait obstacle à « la sans-visage », qui ne parvient pas à rejoindre le monde des vivants. Sans doute la masse de l’eau qui fait poids contre la porte. L’enfant voudrait l’aider: « Je tournais la poignée ». Mais les morts ne peuvent plus passer du côté des vivants. Revenir en arrière est impossible. Les efforts de la « sans-visage » et ceux de l’enfant restent vains. Chacun est séparé de l’autre, contraint de n’habiter que son propre univers. Le passage du monde des morts à celui des vivants est un rêve irréalisable. Même dans les rêves ! Il semble pourtant que l’enfant soit plus près du monde de l’Hadès que du monde des vivants. « J’entendais presque les rumeurs de l’autre rive ». Mais quelle est cette « autre rive »? S’agit-il de la rive qui se trouve de l’autre côté de la porte, du côté de « l’escalier sombre », du côté de « la sans-visage » ? Ou au contraire de la rive où se trouvent les autres enfants ? Rien ne permet de le savoir. Ni la position du vers - inclus entre « la sans-visage » et les « enfants ». Ni la ponctuation. L’enfant, lui, se trouve sur le seuil, à mi-distance entre les rumeurs du monde des vivants et les rumeurs du monde des morts. Il n’est pas étonnant alors qu’il se perçoive comme tellement différent des « autres », « à jamais les autres », avec leurs « rires » et leurs « jeux », « leur joie », tout à leur insouciance « dans l’herbe haute ».
L’enfant vit la présence des autres comme une séparation. Séparé de la « sans-visage » par une cloison de verre, il l’est tout autant des enfants dont les rires et la joie lui sont inaccessibles.
4. Eurydice, est-ce toi ?
Qui est « la sans-visage » ? Eurydice peut-être ? Puisque tout comme Eurydice, la « sans-visage » tente de rejoindre le monde des vivants. Et comme pour Eurydice, le monde des vivants se dérobe à elle, alors même qu’elle est sur le point de parvenir à ses rives !
Si la « sans-visage » est Eurydice, l’enfant ne pourrait-il pas être Orphée, qui tente désespérément de racheter son erreur en voulant aider la « sans-visage » à passer de l’autre côté de la porte ? Mais Orphée, prince des poètes, est impuissant à ramener à lui Eurydice. Et sa poésie ne parvient pas à rendre au poète une enfance à jamais perdue.
5. Le jeu des allitérations en « S »
Eurydice ! Et si le poète s’était ingénié à glisser dans son poème, les sinuosités du serpent pour suggérer, sans le nommer, le nom d’Eurydice, derrière celui, absent, de la « sans visage »? L’examen ludique des allitérations en « S » dans ce poème, est à cet égard très séduisant .
Je m’éveillai,
c’était la maison natale,
L’écume s’abattait sur le rocher,
Pas un oiseau, le vent seul à ouvrir et fermer la vague,
L’odeur de l’horizon de toutes parts,
Cendre, comme si les collines cachaient un feu
Qui ailleurs consumait un univers.
Je passai dans la véranda, la table était mise,
L’eau frappait les pieds de la table, le buffet.
Il fallait qu’elle entrât pourtant, la sans-visage
Que je savais qui secouait la porte
Du couloir, du côté de l’escalier sombre, mais en vain,
Si haute déjà l’eau dans la salle.
Je tournais la poignée, qui résistait,
J’entendais presque les rumeurs de l’autre rive,
Ces rires des enfants dans l’herbe haute,
Ces jeux des autres, à jamais les autres, dans leur joie.
6. Ambiguïtés de la maison natale
« La maison natale » du premier poème est un univers ambigu qui se joue sur les limites entre conscient et inconscient. Créé par les pouvoirs de l’imaginaire (éveil/rêve), il est séparé en deux par une cloison poreuse. Cette cloison laisse passer l’extérieur vers l’intérieur (l’eau du dehors/l’eau du dedans). Perméable au premier abord, le monde onirique permet la rencontre et la fusion des choses simples avec les données du rêve. Or le « simple » appartient au monde de l’enfance et à son évocation. Une évocation dans laquelle la forme mythologique et la forme biographique s’entrelacent, intimement mêlées. Mais une autre cloison s’interpose qui sépare la « sans-visage » de l’enfant, empêche toute communication entre eux et interdit le passage de part et d’autre de la porte. Ce qui se dit à travers ce poème, c’est sans doute le double visage du rêve. Réserve d’images d’avant le langage, source inépuisable de création, il renferme aussi ses propres limites.
S’il n’y prend pas garde, l’enfant risque de s’enfermer dans le monde clos qu’il habite/qui l’habite (?). De se couper des autres, de se replier définitivement et mortellement sur lui-même. De s’interdire de vivre. La première représentation qui nous est donnée de la maison natale est donc une image de l’exil, occupée par la figure centrale de la « sans-visage ». Et de la mort.
Suite : Yves Bonnefoy/ Les Planches courbes (XI)
Angèle Paoli/TdF
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