Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
DANS LE LEURRE DES MOTS
DEUXIÈME VOLET
3. La promesse
Pourtant, une fois de plus, le poète se reprend à espérer dans la poésie qui puise « sa beauté dans la vérité ». Le « Mais » de la strophe suivante introduit une opposition. Le poète tente une ébauche positive de la poésie, une réhabilitation des mots qui passe par le corps - de « la voix qui espère » à « la main qui touche la promesse d’une autre ». Car seule la poésie peut donner sens au monde, elle est seule capable de se frayer une voie pour aller vers l’autre. Ce mouvement vers l’autre se fait par le choix exclusif du réel. Répété trois fois sur cinq vers, l’adjectif « réel » est mis en relief à l’intérieur d’un long parallélisme où il apparaît deux fois accompagné de l’adjectif « seul ». « Réelle …la voix », « Réel, seul, le frémissement de la main… », « réelles, seules, ces barrières qu’on pousse dans la pénombre… ». La poésie passe par le retour aux choses simples, pourvoyeuses de sens. Le poète sait comment faire émerger le seul mot qui pour lui fait sens, le mot « poésie ».
4. Prendre le risque
Faire émerger la poésie, c’est laisser au désir la possibilité de brûler. « Un mot pourtant reste à brûler mes lèvres. » Désir irrépressible que celui de faire advenir la poésie en la nommant: « Je ne puis m’empêcher de te nommer/Par ton nom ». De s’adresser à elle, comme aux temps anciens où elle était honorée de « guirlandes de feuilles et de fruits », objet de culte et de gloire. Une façon pour le poète d’affirmer de manière claire et énergique sa position, dans la proximité du tutoiement : « Je prends le risque de m’adresser à toi, directement. » Ainsi, pour Yves Bonnefoy, être poète, c’est prendre des risques. C’est prendre le risque de tenir un langage différent de celui - anonyme - des « on », qui dénigrent la poésie et lui tournent le dos : « on te méprise », on « te dénie », « on t’estime un théâtre », « on t’accable ». Risque d’autant plus grand que le nom de la poésie n’est plus aimé et que, la nommer, c’est la faire exister parmi les « ruines de la parole. »
5. « De la musique avant toute chose. »
Pourtant, dans la strophe suivante, le poète réitère à nouveau la confiance qu’il a dans la poésie. Confiance dans la mémoire des « mots simples » et dans son « nom un et multiple ». Mais aussi dans ceux qui, comme lui, dépassant « leurs doutes et leurs peurs », s’en font les intercesseurs, « ceux qui cherchent/À faire être le sens malgré l’énigme ». Ou qui s’attacheront à s’en faire les interprètes, capables de « déchiffrer » son nom. Le poète donne alors la parole à la poésie. S’adressant aux hommes, elle les enjoint à mettre leurs sens en éveil : « Regardez », « voyez », « écoutez ». Dans le discours qu’elle leur adresse, elle se définit comme le seul langage capable de les unir à travers des siècles, la seule à être capable de changer le monde, de faire « croître les signes dans les images » et de « bleuir les montagnes. » Et cela, pour le bien des hommes : « pour vous être une terre. » La poésie affirme ici, dans le dialogue qu’elle entretient avec le poète, son rôle fondateur. Qui se poursuit dans le lien que la poésie établit avec la musique. Car, au-delà des signes contenus dans les images, il y a la musique. Dispensatrice de sens, la musique joue un rôle essentiel dans l’art poétique de Bonnefoy. Assimilée à une « flûte savante », la musique conduit à la lumière, elle « élucide » les alchimies secrètes contenues « dans ce qui est », les alliances invisibles son/couleur.
Or, à l’étape suivante, surgissent à nouveau le doute et le désespoir. Une tempête sème le désordre sur des vers qui s’allongent et s’enflent eux aussi, comme les « mots ». Les éléments se déchaînent, « vents » et « feux » sur les pages ; images et syntaxe se désorganisent, réduites bientôt à néant. La poésie, devenue incapable de dire le « grand corps chaleureux du monde », de relier entre eux les hommes par le livre, se dérobe, emportant, dans son incapacité à donner sens aux choses, jusqu’à notre « désir ».
Suite : Yves Bonnefoy/ Les Planches courbes (VIII)
Angèle Paoli/TdF
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Je continue à savourer cette lecture des Planches courbes, ici la voix "Dispensatrice de sens".
Dans le colloque que tu nous proposes en ligne, Yves Bonnefoy dit : "Le son révèle alors la puissance dormante de la parole par l'usage inhérent des phonèmes", et aussi "le son affaiblit la force du concept par la parole".
Et je lis alors d'une nouvelle lumière le recueil Le Chant d'Eugène Guillevic.
P. 59 :
"Un chant
N'est pas le chant
Pour ceux qui l'entendent
quand ils le sentent porter
L'écoulement du temps.
Le chant arrache
A la durée."
Rédigé par : Edith | 12 mai 2006 à 20:24
Merci à toi, Edith, de cette mise en résonance de la poésie d'Yves Bonnefoy avec lui-même et avec celle de Guillevic. Les deux poètes, également passeurs, ouvrent pour nous des espaces oubliés, des arrière-pays musicaux assourdis. Ils élargissent le monde et nous donnent à voir et à entendre ce que nos oreilles blasées, nos sens émoussés se refusent à percevoir. Ils nous prennent par la main pour nous conduire vers l'essentiel.
Rédigé par : Angèle | 19 mai 2006 à 21:35