Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
DANS LE LEURRE DES MOTS
DEUXIÈME VOLET
1. Le risque du « je »
Alors que le premier volet du recueil vient de se fermer sur l’image brutale de la « Vague qui se rabat sur le désir », le second volet s’ouvre sur l’éventualité d’un « réveil brusque ». Une continuité implicite est ainsi établie entre le monde onirique du premier poème et celui du second.
Pourtant la tonalité de ce second recueil est autre et d’emblée se perçoivent des différences. Composé d’une alternance de laisses et de strophes (huit en tout), le second volet du recueil est le lieu où se déclare l’art poétique du poète. À la fois hymne à la poésie et défiance à l’égard de la poésie, l’ensemble oscille sans cesse dans un mouvement de balancier qui oppose positif et négatif.
Par deux fois en effet se remarque de manière visuelle la présence d’une interjection lyrique adressée à la poésie : « Ô poésie ». Cette interjection ouvre les strophes 3 et 5. Au coeur des préoccupations du poète, la poésie est une interlocutrice directe. À qui adresser ses espoirs mais aussi ses interrogations et ses doutes.
Autre particularité de cet ensemble, l’omniprésence du « Je » et de la première personne du singulier. « Je pourrais » (2 fois) ; « Je sais » (4 fois) ; « Je ne puis » ; « Je prends » ; « Je le fais » ; « Il me semble » ; « m’écrier » ; « m’empêcher ». Jusqu’alors inclus dans un « nous » qui l’unissait aux autres hommes, le poète se détache ici en tant que « je » pour prendre en charge progressivement son rapport à la poésie. Le « je » se « risque » dans l’écriture. Le poète aborde la poésie de manière détournée dans un premier temps, par une sorte de prétérition, en usant du conditionnel : « Je pourrais… dire ou tenter de dire » ; « Je pourrais m’écrier… ». Par deux fois, le poète définit la poésie en négatif. Il dit ce qu’il ne dira pas, ce qu’il ne veut pas dire, ce que peut-être il ne peut parvenir à dire. Il n’écrira pas une poésie de la violence, du « tumulte des griffes et des rires qui se heurtent », de la dislocation du langage, une poésie de la dénonciation de la barbarie du monde, de ses injustices. Non qu’il ne soit, lui aussi, comme homme et comme poète, au cœur de la tourmente. Mais s’il est conscient des tragédies qui déchirent le monde, le poète est aussi conscient des limites du langage, des impasses et des leurres dans lesquels celui-ci entraîne.
2. La « chimère retorse »
Peut-être la poésie n’est-elle alors qu’une chimère, trompeuse et « retorse », comme celle qui, « aux branches du jardin d’Armide », trompe et détourne de leur route les croisés Charles et Ubald, retenus dans les lacs de la belle magicienne par sa beauté extérieure et par ses propos enchanteurs.
Par cette référence au poète italien Torquato Tasso* et au chant XVI de La Jérusalem libérée, Yves Bonnefoy tente d’exprimer une double défiance : celle qu’il éprouve envers les leurres du monde imaginaire et celle qu’il éprouve à l’égard de la poésie dont les leurres peuvent induire la raison en erreur : « La chimère qui leurre autant la raison que le rêve ». Se refusant à une vision restrictive du langage poétique et à « n’être que la lucidité qui désespère », le poète est sur le point d’« Abandonner les mots à qui rature, prose, par évidence de la matière... ». Parvenu au seuil du désespoir, il est à nouveau sur le point de renoncer à l’écriture poétique.
* La référence aux jardins d’Armide et à la chimère qui habite les branches des arbres est empruntée au chant XVI, stances 13 et 14 de La Jérusalem délivrée de Torquato Tasso (1544-1595) (dit Le Tasse, en français).
Armide est une magicienne. Elle vit dans son palais entouré de jardins enchanteurs. Elle retient sur son île de l’Atlantique (Îles Fortunées), au-delà des Colonnes d’Hercule, le chevalier Renaud qui s’est laissé prendre par ses sortilèges.
La chimère, à l’origine animal fabuleux, est dans le poème du Tasse, un « monstre admirable », un oiseau aux « plumes peintes/De diverses couleurs » et au « bec pourpre ». Et qui « si bien lance langue et forme voix/Que l’on dirait qu’il a parole humaine ». Dans la stance 14, l’oiseau chante. Il tient des propos séduisants qui ensorcèlent le chevalier.
Suite : Yves Bonnefoy/ Les Planches courbes (VII)
Angèle Paoli/TdF
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