Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
DANS LE LEURRE DES MOTS
PREMIER VOLET
5. Les trois acteurs du rêve
Une fois restaurée la « beauté ultime des étoiles sans signifiance, sans mouvement », les acteurs essentiels du rêve peuvent surgir. Le « nautonier » et sa barque d’abord, l’enfant ensuite. Et enfin « le vendangeur ».
« Plus grand que le monde », à la fois noir et lumineux, le nautonier appartient au monde silencieux et immobile des morts. Un monde incertain et flou, comme celui du rêve, qui échappe aux définitions claires : trois fois l’expression « on ne sait si » est répétée au cours de cette strophe. Deux fois pour évoquer la « terre », incertaine, elle aussi. Identité ou nouveauté : « rive nouvelle », « autre terre » ou au contraire « même monde » ? Une troisième fois pour évoquer la vie dans ce monde : « on ne sait si des mains ne se tendent pas du sein de l’inconnu… ». Dans le monde des morts comme dans celui du rêve, les données parfois s’inversent jusqu’à brouiller les pistes du sens. Ainsi la strophe six se ferme-t-elle sur une énigme, celle des mains qui peut-être « se tendent … pour prendre la corde que nous jetons, de notre nuit. »
Le temps poursuit sa route vers le lever du jour, à la septième strophe : « Et demain, à l’éveil ». Mais les incertitudes oniriques du poète demeurent et il doute de la capacité du monde à se construire « sans guerre, sans reproche ». Il poursuit pourtant ses interrogations à la recherche d’un espoir. « Peut-être que nos vies seront plus confiantes. »
C’est au cœur de cette perplexité que surgit la figure réconfortante de l’enfant. Familier et énigmatique, porteur de connotations positives, l’enfant est acte de présence au monde.
La strophe suivante lui est encore consacrée. L’enfant a conservé le rire qui le caractérisait : « Il sait encore rire. » Dans son insouciance ludique, il s’est changé en chapardeur d’« une grappe trop lourde ». Mais nul ne le punira de son larcin, pas même le vendangeur « sans visage », celui pourtant qui veille sur l’existence des hommes et « peut-être cueille/D’autres grappes là-haut dans l’avenir ». Auréolé de lumière, de rire et d’espièglerie, l’enfant, inconscient des dangers et de la mort, est porteur d’espérance d’un monde nouveau. Par son ancrage dans la vie, il apaise les angoisses des hommes. Il les réconcilie.
Le poète clôt cette étrange scène onirique par deux injonctions positives. La première concerne l’enfant : « confions-le à la bienveillance du soir d’été ». L’autre s’adresse à lui-même : « Endormons-nous… ». Parvenu à ce seuil onirique, le poète accueille l’enfant qui est en lui. L’enfant et lui ne font plus qu’un. Le langage poétique peut alors advenir.
6. De la fragilité de la voix
Pourtant, alors même que les conditions semblent réunies pour donner au langage la possibilité de se métamorphoser en poésie, l’inspiration semble se dérober : « La voix que j’écoute se perd... ». Cette voix unique, inscrite dans le corps, qui relie le poète au monde et à lui-même, seule capable d’abolir l’écart entre le mot et la chose, cette voix est noyée soudain par « le bruit de fond qui est dans la nuit ». Et « les planches de l’avant de la barque », celles contre lesquelles se tenait jadis l’enfant, à l’écoute du fleuve, « se desserrent ». La courbure des planches ne peut jouer son rôle de matrice. Le poète a beau tenter de déchiffrer les messages que la barque lui envoie, le sommeil est indifférent à ses efforts. Il ne laisse rien passer des secrets dont le poète a besoin. « Les pensées ajointées par l’espérance » restent en suspens. Il manque la voix. Dispensatrice de commencement, la voix poétique, éphémère et fragile, est momentanément perdue. L’image fondatrice des « planches courbes » est inopérante. Il ne reste rien d’autre au poète « qu’une/Vague qui se rabat sur le désir ».
Ainsi se ferme ce premier volet des Planches courbes. Au terme de son périple onirique, le poète est contraint de faire le constat de l’impasse dans laquelle il se trouve. Constat très pessimiste d’une impossibilité. L’impossibilité pour le poète de poursuivre sa quête poétique.
VOCABULAIRE PORTATIF
• Leurre : Issu du francique (langue d’origine germanique) le mot « leurre » apparaît dès 1202 sous la forme « loire ». Il appartient à cette époque au vocabulaire de la fauconnerie (1225). Le leurre désigne un morceau de cuir rouge, en forme d’oiseau garni de plumes, utilisé pour faire revenir l’oiseau de chasse sur le poing du fauconnier.
Synonymes : appât, appeau.
Vers 1580, le mot prend le sens d’« artifice » et désigne ce qui sert à attirer, à tromper.
Par analogie de fonction, il désigne une amorce munie de plusieurs hameçons (1769).
Source : Le Robert, Dictionnaire historique de la Langue française.
• Laisse : Ce terme désigne, dans la littérature médiévale, un ensemble de vers construits sur des assonances.
Ex : les laisses de la Chanson de Roland.
Aujourd’hui, le terme désigne, dans les textes en vers libres, une strophe de plus de treize vers (avec ou sans assonances.)
Suite : Yves Bonnefoy/ Les Planches courbes (VI)
Angèle Paoli/TdF
Retour au répertoire du numéro d'avril 2006
Retour à l' index des auteurs
Franchement je vous remercie pour votre cours sur Y. Bonnefoy, ça m'aide beaucoup. En espérant que le jour du bac je me souvienne de tout parce que vous expliquez bien étape par étape et que ma prof de littérature mélange tout. On passe d'une section à l'autre sans même avoir fini. Bref tout cela pour vous dire merci beaucoup : j'aurais aimé avoir une prof comme vous...
Rédigé par : samira | 05 juin 2006 à 09:46
bonjour, c'est vrai que votre site est très instructif, mais je voudrais vous poser une question parce que je sais qu'il y a la trace d'un registre lyrique, comme on peut le remarquer dans le rythme des vers, mais je ne sais pas quoi dire d'autre. De plus la prof de littérature nous a fait écouter la voix de Bonnefoy et on y retrouve une certaine gravité mais je ne peux pas affirmer que cela relève du lyrisme. Aidez-moi s'il vous plait j'aimerais bien avoir vos conseils. Merci d'avance...
Rédigé par : elodie | 11 novembre 2006 à 13:49
Chère Elodie,
Vous aurez toutes les réponses aux questions que vous vous posez en écoutant les entretiens de Michèle Finck avec Alain Veinstein (France Culture. Format QuickTime) ou en consultant en bibliothèque un condensé de sa thèse : Yves Bonnefoy le simple et le sens, un ouvrage publié chez José Corti en 1989.
Rédigé par : Angèle Paoli | 11 novembre 2006 à 14:47