Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
DANS LE LEURRE DES MOTS
PREMIER VOLET
3. L’impossible oubli
Pareil à Ulysse, le poète est confronté à l’impossible oubli. Les souvenirs sont là, qui contraignent à l’errance de la mémoire. « Avec le même orient ». Une errance complexe, à visage de Janus bifrons*, qui combine à la fois le retour sur le passé et la marche vers la mort. Une errance qui prend corps dans l’écriture et se nourrit de l’« humble mensonge des mots ». Ainsi, par trois fois, le poète s’interroge-t-il sur la nécessité d’aller. Placé en tête de vers, l’infinitif anaphorique martèle la laisse comme la rame martèle la vague de son rythme régulier. « Aller ainsi, au-delà des images ». « Aller confiants, nous perdre nous reconnaître ».
« Aller, par au-delà presque le langage ». « Aller au-delà », ou « par-delà », n’est-ce pas accepter de dépasser ses peurs, accepter la traversée des « souvenirs », « beauté » et « mensonge », « affres » ou « bonheur » ? Accepter de raviver les « cendres » et ce qui reste encore peut-être de « fièvre » et de « feu »! N’est-ce pas accepter de recevoir la « nuée rouge » et le « délice des fruits que l’on n’a plus » ? Mais n’est-ce pas aussi refuser de renoncer à s’interroger sur le vrai et le faux, sur la part d’illusion qui modèle « la forme dans les ombres qui se resserrent »? Le poète-narrateur continue d’avancer, en tâtonnant, en s’égarant. Et s’il accepte de se perdre de vue, c’est pour se mieux retrouver ensuite. Dans la confrontation avec la mort qui se rapproche, « masse d’eau qui de nuit en nuit dévale avec grand bruit dans notre avenir. »
4. L’avancée dans le rêve
Associé à l’eau et au mouvement, le rêve est élément liquide et, comme lui, assujetti à des données fluctuantes, insaisissables. Pris entre « éveil » et « sommeil », le poète en accueille les hésitations, les limites incertaines : « on ne sait si c’est de l’éveil ou, si la foudre lente… ». Il entre confiant dans le rêve. « Nous mettons nos pieds dans l’eau du rêve... ». Un itinéraire se dessine, une marche : « Nous avançons ». Le rêve s’enfle, se gonfle d’eaux montantes et « monte à nos chevilles ». La progression du rêve passe par le corps : « nos pieds nus », « nos pas », « nos chevilles ». Le rêve devient corps lui-même, personnifié dans son invocation : « Ô rêve de la nuit, prends celui du jour dans tes mains aimantes ». De même du rêve diurne qui livre son visage: « son front, ses yeux », « son regard ».
Le rêve combine les contraires, l’eau et la foudre, l’écume et les branches des arbres. Arbres qui s’animent et s’écartent, livrant passage au dormeur. Peut-être celui-ci est-il hanté à son tour par les arbres de la forêt de Birnam** ? Touffu d’abord, inquiétant, le rêve, chargé d’images sombres, est soumis à l’agitation. Le tracé de ses signes ne se déchiffre pas aisément. Jusqu’au moment où le poète, s’adressant dans une interjection lyrique au « rêve de la nuit » - « Ô rêve de la nuit » - lui demande d’accueillir, dans sa sagesse, le rêve diurne, déchiré par « la querelle du monde » et de le faire sien. La demande du poète va dans le sens de l’unification, de la pacification (« la quiétude de l’écume »), du fusionnel, qui s’accomplit dans le désir du même : « les mêmes étoiles qui s’accroissent dans le sommeil ». Afin que puissent advenir, liées ensemble, « la beauté et la vérité ». « Soit beauté, à nouveau, soit vérité… »
*Janus bifrons : l’un des plus anciens dieux du panthéon romain. Il est représenté comme pourvu de deux visages, l’un regardant derrière lui, l’autre devant lui. Il est présent dans l’étymologie du nom du mois de janvier.
**La forêt de Birnam : Shakespeare, Macbeth. Les sorcières prédisent à Macbeth qu’il ne sera pas vaincu « tant que la forêt de Birnam ne marchera pas vers Dunsinane. »
Suite : Yves Bonnefoy/ Les Planches courbes (V)
Angèle Paoli/TdF
Retour au répertoire du numéro d'avril 2006
Retour à l' index des auteurs
« Aller, par au-delà presque le langage »
Je tourne sans cesse autour de ce vers, le souvenir pour le langage soit, mais "par au-delà presque le langage" : d'où s'agit-il ? peut-être déjà l'énigme espace de la poésie ? Mais est-ce en amont ou en aval du langage qu'il faut lire le presque ?
Je lis en faveur de l'aval un peu plus loin, ces vers sur l'esprit de l'enfant non alourdi du souvenir :
"De l'esprit qui reprend à son origine
sa tâche de lumière dans l'énigme."
Mais qu'est-ce donc la poésie si ce n'est que langage?
Peut-être aussi que cette question ne mérite pas de réponse parce que justement là est l'énigme et qu'elle se doit d'être.
Quoi qu'il en soit, j'admire Angèle que tu trouves tant de réponses dans ta lecture et je m'agace de ne trouver que des questions.
Rédigé par : Edith | 05 mai 2006 à 12:11
Tu sais, Edith, le corps à corps avec le texte (comme celui que pratique Angèle) n'est pas là à mon sens pour apporter des réponses, mais pour soulever de nouvelles questions ou mettre au jour des questions insoupçonnées, afin de parvenir aux frontières et seuils de l'énigme. C'est un peu d'ailleurs ce que pratique Bonnefoy lui-même qui est probablement le plus grand commentateur de son oeuvre, n'hésitant pas à participer aux colloques qui lui consacrés. Rares sont ceux qui osent d'ailleurs ne pas être dans la lignée des interprétations du maître. Il y en a eu pourtant. Et Yves Bonnefoy leur en a su gré. Allant même jusqu'à préfacer leurs ouvrages. Cela a été récemment le cas pour l'ouvrage d'Arnaud Buchs, paru chez Galilée en 2005 : Yves Bonnefoy à l'horizon du surréalisme.
Rédigé par : Yves | 05 mai 2006 à 18:43
Ma chère Edith, les vers les plus énigmatiques des Planches courbes sont aussi les plus beaux. Ceux-là échappent à toute emprise. La « microlecture », celle que pratique par exemple Jean-Pierre Richard ou Michèle Finck, et qui est l'une des « approches » possibles d'un texte, permet, à travers le corps à corps serré avec ce texte, la mise en résonance de ces vers avec d'autres, plus accessibles. Cette mise en résonance ouvre sur d'autres espaces, d'autres interrogations et d’autres réseaux de sens. Aucune lecture analytique, qu'elle soit thématique, stylistique, linguistique, psychocritique… n'épuisera jamais le texte, qui se dérobe en définitive à toute tentative d'enfermement. Aucune approche, du reste, n'a cette prétention-là. Jamais. Et ce qu'il y a de fascinant avec un recueil comme celui-ci, c'est sa vivacité. Il continue de vivre, au-delà/par-delà même le poète, suscitant de multiples traversées.
Pour reprendre ta question sur le langage, Edith, et sur le vers « énigmatique » que tu cites, j'aurais plutôt tendance à penser que, pour Yves Bonnefoy, le langage poétique se situerait en amont plutôt qu’en aval. Quelque part du côté de l'avant-langage. Parce que Yves Bonnefoy perçoit et vit le langage comme séparateur. Le langage est ce qui éloigne de la présence aux choses et au monde. La poétique de Bonnefoy est donc tout entière tendue dans la quête unificatrice de réconciliation des contraires. La poésie est cette « Nuée rouge debout aux brisants des plages » (p.73). À la fois présence et absence, puissance et impuissance du langage. Comme tu le constates, Edith, la question reste entière. Et la poésie de Bonnefoy inépuisable et irréductible à un discours « unique ». Ce qui est la caractéristique de toute œuvre « véritable ». Mais aussi de toute œuvre « vraie ».
Rédigé par : Angèle | 05 mai 2006 à 20:42
J'aime beaucoup cette image de "corps à corps" que tu cites Yves, et je crois qu'elle illustre fort bien le rapport qu'Angèle entretient avec le texte de YB.
Je crois que l'oeuvre se caractérise aussi par cette propriété de laisser sa place au lecteur, parfois même de modeler le lecteur. Ce en quoi la littérature peut être subversive puisqu'elle est faite de mots et que l'homme se construit de mots. Au même titre elle peut être source de plaisirs.
Aussi, je te rejoins Angèle, dans le caractère inépuisable et si énigmatique de ce texte. Je me suis laissée prendre au piège du "leurre des mots" et à force de tourner autour de ce vers, j'en ai été prise de vertige. Et pourtant... "Dans le leurre des mots" le titre était bien affiché!
"La question reste entière" mais un peu plus délimitée.
Merci à vous
Rédigé par : Edith | 06 mai 2006 à 12:56