Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
DANS LE LEURRE DES MOTS
PREMIER VOLET
2. Le retour d’Ulysse
Ulysse entre en scène dans la seconde laisse du poème. Il est également présent dans la laisse suivante.
Figure de proue de l’Odyssée (poème d’Homère), Ulysse surgit dans l’espace mental du poète en même temps que se fait entendre à nouveau le chant du rossignol.
« Et le rossignol chante encore une fois »… « Il a chanté quand s’endormait Ulysse. »
Le chant du rossignol, au seuil du rêve et du sommeil, est le signal de l’irruption du navigateur dans l’univers poétique du narrateur-poète. Et des images qui sont liées à son histoire. L’île, l’étoile, la barque, la rame, l’écume, la mer. Mais aussi, au sommeil d’Ulysse, à ses rêves, à ses désirs et à ses abandons, à ses renoncements et à son oubli. Le chant triste du rossignol est signe du départ prochain d’Ulysse. Et sa disparition dans l’ensemble du recueil. Ulysse disparaît, mais le poète lui continue son périple. Le rossignol, symbole chez les anciens (Ovide, Métamorphoses, VI) de l’inspiration poétique, lui a ouvert la voix/voie !
Figure de l’errance, des escales, des départs, Ulysse est soumis à la volonté de Vénus. C’est elle, « la première étoile », qui guide le héros, le rappelant sans cesse à son devoir. C’est elle qui se tient à la « proue » de la barque, l’entraînant vers « le haut de la mer ». C’est elle qui le tire de ses rêves et l’oblige à reprendre la rame. Pourtant, consentant à l’abandon, au sommeil et aux rêves, désireux d’ouvrir « les yeux à d’autres lumières », Ulysse risquait d’oublier « de replonger sa rame dans la nuit ». Mais, jalouse peut-être, Vénus veille à ce que le navigateur ne s’abandonne pas trop longtemps « sur la couche de son plaisir ». Il lui faut se souvenir. Se souvenir d’Ithaque.
La présence d’Ulysse se prolonge dans la troisième laisse. Par deux interrogations d’abord, puis par un retour au récit initial du chant deux - avec la reprise du thème du rossignol. Ulysse est au cœur de l’interrogation du poète :
« Et par la grâce de ce songe que vit-il ? » « Fut-ce la ligne basse d’un rivage… ? »
Il est aussi le noeud d’une opposition qui le met en scène face aux hommes d’aujourd’hui.
La longue interrogation, portée par le conditionnel « seraient », semble investie par les désirs des hommes. Désirs qui sont aussi ceux du poète : « nos demandes » ; « notre avancée ». « Désirs d’autres feux que ceux qui brûlent dans les brumes de nos demandes. »
Désir de « la ligne basse d’un rivage », promesse de clarté, au cœur même des « ombres » et de la « nuit ». Étrange paradoxe que celui qui se dit là. Exacte symétrie du célèbre oxymore de Corneille: « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles » (Le Cid). Peut-être Ulysse, investi des rêves du poète, préfigure-t-il le poète à venir ?
Pourtant, les désirs imaginés ne se sont pas réalisés, et le poète, qui se reconnaît dans Ulysse, affirme aussi sa différence – la sienne et celle des hommes - d’avec Ulysse. Clos sur « nos » certitudes, fermés au langage de l’inconscient, « notre avancée dans le sommeil » reste infructueuse car « nous sommes des navires lourds de nous-mêmes… ». Spectateurs passifs, « nous regardons… toute une eau noire ». Promesse d’un espoir, à peine entrevue, aussitôt refusée.
« Lui, cependant », Ulysse, songe « à reprendre sa rame ». Et « reprendre sa rame », n’est-ce pas renoncer à l’oubli que lui procure « l’île de hasard » ? L’île qui efface - pour un temps - de sa mémoire le souvenir de sa vie antérieure. Contraint par Vénus de renouer avec son errance, il ne connaît pas de répit. Mais le retour à l’errance est aussi promesse d’oubli de ce qu’il vient de vivre d’île en île, et promesse aussi de retour à Ithaque. L’île rêvée, pareille à une « étoile » qui grandit sur la mer. Ardemment désirée, sans cesse différée, repoussée, Ithaque est finalement rejointe. Peut-être au seuil des renoncements, au seuil de la vieillesse et de la mort.
Suite : Yves Bonnefoy/ Les Planches courbes (IV)
Angèle Paoli/TdF
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