Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
LA MAISON NATALE
TROISIÈME POÈME
1. Sur le seuil
Le troisième rêve surgit selon le même leitmotiv : « Je m’éveillai, c’était la maison natale ». L’enfant est seul, à nouveau : « J’étais seul », mais le décor de la maison a changé. Non plus en proie aux eaux de la mer et du ciel, mais au « vent froid » et « à la nuit ». Le danger qui enserre la maison semble venir de l’extérieur. Le monde de la nuit s’anime de fantômes qui encerclent la demeure, l’assiègent peut-être. Des arbres en mouvement, pareils aux arbres de la forêt de Birnam, « se pressaient de toutes parts autour de notre porte ».
Si l’enfant est seul, c’est la première fois qu’il évoque sa maison, ici de manière métonymique, « notre porte », en la situant par rapport à ceux qui avec lui l’habitent. Cette fois-ci, alors que dans les deux autres poèmes il déambulait d’une salle à une autre, l’enfant est immobile. Il se tient sur le « seuil » : « J’étais seul sur le seuil dans le vent froid ».
Le seuil, lieu d’hésitation entre les mondes - extérieur/intérieur; rêve/éveil - est le lieu de passage où tout peut advenir.
2. Une scène de conte
Ainsi, à peine l’enfant (ou le poète) a-t-il souligné sa solitude, qu’il se ravise et se reprend : « Mais non, nullement seul ». La scène dès lors s’anime. Deux personnages surgissent aux côtés de l’enfant. Indifférenciés d’abord, les « deux grands êtres » se précisent. Ce sont des femmes. Qu’oppose leur position l’une par rapport à l’autre: « l’un derrière »/« l’autre, debout »; leur âge : « une vieille femme »/une « Belle » ; leur attitude : « courbe, mauvaise »/« l’autre debout dehors comme une lampe ». Jusqu’au nombre de vers et à leur rythme : pour la vieille femme, un seul vers, très haché par des coupes abondantes; trois vers pour la Belle, avec une seule coupe interne qui met en relief le mot Belle. La vieille, toute chargée de connotations négatives, réveille en chaque lecteur la sorcière des vieux contes. Et l’on craint pour la Belle, qui se désaltère « avidement » à la coupe qui lui a été offerte. S’agit-il d’un breuvage magique, d’un poison ? Décrite avec plus de précision et d’insistance - à noter au passage les allitérations en « v » et en « b », dont deux en début de vers, Belle/Buvant; et les assonances en [ã] : « lampe », « tenant », « buvant », « avidement », la Belle surprend par la comparaison qui lui est associée : « comme une lampe ». Issue de la nuit, la Belle concentre sur elle et sur son attitude, toute la lumière du lieu.
3. L’échange
Le mystère de cette scène est encore amplifié par le rapport que les deux femmes ont avec l’enfant. Indifférentes à sa présence, elles ne s’occupent pas de lui : elles/« Se parlaient ». C’est la première fois que dans le recueil de La Maison natale, les médiatrices convoquées par le rêve parlent. Que se disent-elles ? L’enfant ne le dit pas. Leur échange reste secret. Mais il est possible d’imaginer un dialogue rapide autour de la soif, de son urgence, de la boisson que contient la coupe. Ce qui importe ici, c’est que cette parole enveloppe l’enfant, le traverse. Peut-être sent-il leur voix à travers son corps ? Elles « Se parlaient au-dessus de moi, à travers moi. » L’enfant participe donc indirectement à cet échange, non pas tant comme acteur que comme auditeur.
4. L’énigme
La suite du récit est encore plus énigmatique. La vieille femme disparaît; il n’est plus question d’elle. Les deux personnages qui occupent le devant de la scène sont l’enfant et la « Belle ». Inconsciemment et spontanément, le lecteur, par la voix de l’enfant, associe Cérès, nommée à l’avant-dernier vers, à la « Belle ». Mais que s’est-il passé entre eux ? Quelque chose de grave sans doute, d’irrémédiable, dont l’enfant lui-même ne décrypte pas tous les rouages. La réponse pourtant passe par lui, par l’analyse progressive et raisonnée qu’il se fait à lui-même. Une interrogation suivie d’une réponse ferme: « Ai-je voulu me moquer, certes non ». Une alternative en trois temps, qui met l’accent sur la violence du sentiment de l’enfant à l’égard de la Belle : « Plutôt ai-je poussé un cri d’amour », sur la complexité de ce sentiment, marquée par une opposition : « Mais avec la bizarrerie du désespoir ». Et par son caractère de brutalité, de puissance et d’irrémédiable : « Et le poison fut partout dans mes membres ».
5. Le châtiment de Cérès
Un curieux échange s’est donc produit, qui a fait passer les « vertus » du philtre bu par la « Belle » dans les membres de l’enfant !
Une part de la réponse à l’énigme est donnée par l’avant-dernier vers, très ramassé dans sa formulation: « Cérès moquée brisa qui l’avait aimée ». Le châtiment donné à l’enfant est à la hauteur de la blessure éprouvée par Cérès. Elle l’a brisé pour s’être moqué d’elle. C’est du moins ce qu’elle a cru. Le malheur de l’enfant repose sur un malentendu. Une fois de plus, l’enfant est victime de ses rêves et de son incapacité à communiquer avec autrui. Ici cette incapacité touche à ce qu’il a de plus profond en lui. Son amour pour la déesse. Incapable de lui dire la force de ses sentiments, il lui fait don de son désespoir. La vengeance de Cérès ne peut être que mortelle.
Le dernier vers, qui clôt la rencontre de l’enfant avec Cérès, est aussi une conclusion qui concerne la poétique d’Yves Bonnefoy. Une poétique qui passe par la voix. « Ainsi parle aujourd’hui la vie murée dans la vie ». Le rêve est une seconde vie, « une vie dans la vie ». Mais la voix du rêve/la voie du rêve, si elle n’est pas dépassée, ne peut être qu’un enfermement, un emmurement, source de souffrance, d’exil et de dessèchement.
La troisième visite à la maison natale semble se solder, elle aussi, par un cruel échec.
6. La dérision de Cérès
Figure essentielle de la poésie d’Yves Bonnefoy, Cérès est très présente dans Les Planches courbes où son image évolue d’un recueil à l’autre.
Elle apparaît déjà dans La Pluie d’été (Les Chemins, III), figure de l’errance,« suante », « empoussiérée ». Dans La Maison natale, sa venue est annoncée par les figures féminines qui la précèdent : la « sans-visage » (Eurydice, I), la déesse (II). Elle a à voir avec l’exil et la douleur. Avec la mort. Elle ressurgit dans le dernier poème de La Maison natale, réhabilitée par le poète.
Suite : Yves Bonnefoy/ Les Planches courbes (XIII)
Angèle Paoli/TdF
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merci d'avoir créé ce blog, je suis en TL, et je pense que sans ce blog je serais passé totalement au travers des textes de Bonnefoy !
encore merci !
Rédigé par : Kelly | 08 décembre 2006 à 19:30