Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
LA MAISON NATALE
SECOND POÈME
1. Un décor de désastre
Toujours en suspens sur le seuil incertain du réveil et du rêve, l’enfant voit surgir la seconde maison natale, arche de Noé enveloppée par le déluge. « Je m’éveillai, c’était la maison natale ». L’enfant déambule d’une pièce à l’autre, témoin silencieux d’une dévastation intérieure. « J’allais d’une à une autre, regardant ». Il découvre un espace envahi dans sa totalité : « toutes les salles/partout ». Soit par l’eau, soit par le verre brisé. La maison est saccagée par le désordre « les miroirs/Amoncelés partout ». Mais surtout par le déluge qui la pénètre. « Il pleuvait… dans toutes les salles ». Dans l’univers du rêve, intérieur/extérieur se mêlent. Les limites entre les mondes fusionnent sans que cela pose de problème de sens.
2. Le jeu de glissement des images
La pluie, cette eau du ciel qui tombe continûment, a remplacé l’écume et l’eau de la vague du premier poème. Cependant l’image de l’eau n’est pas figée. Elle suscite celle du miroir. Et, un peu plus loin, celle du « voile » de la « déesse » : « le voile de l’eau ». Autant de surfaces tremblées, qui se jouent dans les « reflets », « la buée », l’insaisissable et le flou. Par glissements analogiques en effet, les reflets de l’eau fusionnent avec ceux des miroirs. « L’eau qui étincelait sur les miroirs ». Et l’image du miroir appelle celle du visage (cet autre rivage !). Le décor de verre et d’eau de la « maison natale » est donc propice à l’apparition progressive d’une nouvelle figure médiatrice. C’est dans ce jeu de reflets et de lumières qu’apparaît « parfois » un visage. L’adverbe « parfois » montre que l’illusion ne se produit pas toujours et que le « visage » ne se donne pas toujours à voir. Cependant ce visage « riant » semble posséder toujours les mêmes caractéristiques de « douceur ». Une douceur qui contraste étrangement avec la violence du monde dans lequel surgit ce visage : « D’une douceur de plus et autrement que ce qu’est le monde ».
3. La rencontre
La rencontre de l’enfant avec sa médiatrice se produit. Une rencontre qui passe par les sens, visuel, tactile et auditif. « Et je touchais …dans l’image » ; « Je découvrais » ; « j’écoutais ». L’approche de l’autre, son dévoilement, passe par le corps. Mais l’image n’est pas le corps ni le réel. Elle est illusion du réel. « La déesse », convoquée ici par le rêve, combine des traits contradictoires, les uns appartenant au réel, « Les mèches désordonnées », « le voile », « le front triste », « le rire », les autres au monde du miroir et du leurre : « le voile de l’eau ». Celui-là même qui masque les traits d’une « petite fille ». Derrière l’image séduisante de la déesse se cache celle décevante d’une petite fille au « front triste et distrait ».
4. De l’autre côté du « voile d’eau »
Le mot « voile » est ici ambivalent. Il joue à la fois sur le registre du réel - le vêtement - et sur celui de l’écran - la métaphore du « voile de l’eau ». On trouve la même ambivalence dans le verbe découvrir : « Je découvrais ». Découvrir, c’est « ôter » ce qui couvre. « Je découvrais sous le voile de l’eau ». Mais c’est aussi apercevoir pour la première fois. Le même vers développe de manière insistante et l’image du leurre et l’idée d’une progression. Qui se cache derrière le voile ? La « sans-visage » du premier poème a maintenant « un visage ». Est-ce la même, est-ce une autre ? L’une et l’autre sont proches, toutes deux également inaccessibles. Elles appartiennent au même monde de l’au-delà. Elles ne peuvent en franchir les limites ni l’enfant établir avec elles de réel échange. Le poète joue de ces ambivalences qui démultiplient les sens possibles d’un même mot. Le jeu de la polysémie entraîne un foisonnement d’images. Insaisissables comme le sont les images du rêve.
5. Ambiguïtés du rêve
En même temps que l’enfant touche « les mèches désordonnées de la déesse », qu’il découvre « le voile de l’eau », l’enfant participe à l’évanescence du rêve, à son mystère. À ses limites aussi.
Pourvoyeur d’images, le rêve est un « bien » essentiel à la poésie. Au sens où il participe de l’essence même de la poésie. Il en est la dynamique nécessaire. Impliqué au cœur du texte, dans le tressage intime des vers, le rêve impose ses ambiguïtés, entre présence et absence : « être et ne pas être » ; et ses hésitations : « Main qui hésite à toucher la buée ». Est-ce de l’enfant qu’il s’agit ou de la petite fille ? Rien ne permet d’en décider. Peut-être à la fois l’un et l’autre. Pourtant, dans ce jeu de rencontre improbable, c’est la petite fille qui finalement l’emporte. Puisqu’elle s’évanouit, emportant avec elle son rire « dans les couloirs de la maison déserte ». L’enfant, « moqué » peut-être, reste seul, avec sa déception, son désarroi, sa « main tendue qui ne traverse pas ». Une fois de plus, le corps de l’autre se dissout. Absorbé de l’autre côté du miroir, sa présence se dérobe. Ainsi, à trop se complaire dans les images narcissiques du rêve, le poète se noie dans les pièges d’un moi attaché à des présences illusoires.
Au terme de cette nouvelle traversée dans la maison natale, il ne reste que « L’eau rapide, où s’efface le souvenir ». Et la syntaxe distordue de ce vers étrange : « Ici rien qu’à jamais le bien du rêve ».
Suite : Yves Bonnefoy/ Les Planches courbes (XII)
Angèle Paoli/TdF
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