Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
La Poésie est au cœur des Planches courbes. Le recueil des Planches courbes interroge le langage et, au-delà, est une interrogation sur la poésie. D’autres questions se posent. En voici quelques-unes :
• Quel est le statut de l’œuvre intitulée Les Planches courbes ?
• Les différents recueils ont-ils le même statut ?
• Dans quelle mesure peut-on parler d’œuvre autobiographique ?
• Quelle est la valeur des référents culturels ?
• La musicalité de l’œuvre.
• Comment passe-t-on d’un seuil à un autre ?
LA STRUCTURE DE L'ŒUVRE (Triptyque Dans le leurre des mots, La Maison natale, Les Planches courbes)
Le passage des seuils
Comment, dans Les Planches courbes, passe-t-on d’un recueil poétique à l’autre, d’une laisse à l’autre, d’un seuil à un autre ? Le plus simple est d’interroger la structure de l’œuvre, sa composition.
L’ensemble de ces trois recueils forme un tout. Un triptyque agencé autour d’un panneau central plus développé, celui de La Maison natale. La Maison natale est consacrée à l’émergence des souvenirs d’enfance, ancrés dans le lieu des origines, autour des figures de la mère et du père. D’Isis et de Cérès.
Construit en deux temps, Dans le leurre des mots constitue une ouverture. Ouverture poétique dans laquelle s’élabore, au fil des laisses, ce qui semble être un art poétique, à la fois autorisation à l’écriture et hymne à la poésie.
Intitulé Les Planches courbes, le dernier volet du triptyque clôt le recueil sur le récit en prose, mystérieux et onirique de l’enfant et du passeur. Épisode de rédemption poétique qui s’assume entièrement puisqu’il donne son titre à l’œuvre entière.
Un voyage initiatique à rebours
Le recueil des Planches courbes peut se lire comme un voyage initiatique à rebours. Pareil à Ulysse, figure de l’errance, le poète accomplit un voyage au rebours de lui-même. Un voyage au cœur du monde des souvenirs liés à l’enfance. Au seuil des mots-passeurs qui vont donner au poète la clé d’ouverture à l’écriture de son chant poétique. Un dernier voyage avant de se résigner à prendre congé.
DANS LE LEURRE DES MOTS
Recueil d’ouverture des Planches Courbes, Dans le leurre des mots est composé de deux volets. Respectivement de neuf laisses et de huit laisses. D’inégale longueur. La forme choisie pour l’ensemble de ce recueil est le vers libre. La musicalité du poème semble s’être déplacée de la rime vers un ailleurs dont il faut se mettre à l’écoute. Pour en saisir les échos et les multiples résonances.
PREMIER VOLET
1. Ancrages
Dès le premier vers, des voix surgissent, à qui il est fait appel. Jusqu’au vers de clôture où une voix finalement « se perd ». Un voyage se déroule depuis les voix plurielles du début du poème « nos voix », jusqu’à la voix singulière de l’ultime strophe. Un voyage en deux temps, qui s’articule autour du sommeil, vecteur du rêve et des images. « Le sommeil d’été cette année encore » (v. 1) qui féconde la venue à l’écriture. Puis le sommeil final qui n’est « plus rien qu’une vague qui se rabat sur le désir ».
Au seuil du voyage poétique se fait la demande. Venu « du fond de nos voix », il y a l’appel à la poésie. Un appel « simple » aux « choses proches ». Sans prétention alchimique autre que la « transmutation des métaux du rêve » en « or ». Alors, silencieuse, invisible, la poésie met en place un espace-temps où ancrer les images. Celle de la montagne et de sa « grappe », celle du « feu léger », celle de la « fumée » et « du fleuve ». Le temps est le temps étal de « la nuit d’été, qui n’a pas de rives ». Il est aussi le temps du retour: « le sommeil d’été, cette année encore ». La poésie est recommencement. Elle s’installe dans la rondeur féminine de l’été, elle accueille « la grappe des montagnes » et « le sein » de la terre. Sensible à la répétition - « de branche en branche » -, elle l’est aussi au balancement : « c’est là nouveau ciel, nouvelle terre ». Elle est propice à la « rencontre » du même et de l’autre : « une fumée rencontre une fumée ». Elle procède à l’union rimbaldienne* qui se joue « au-dessus de la disjonction des deux bras du fleuve ». Elle est prête à accueillir le retour d’Ulysse dans la mémoire du poète.
* Comment ne pas penser aux vers du poème « Aube » (Illuminations, 1873), d’Arthur Rimbaud : « J’ai embrassé l’aube d’été » ?
Suite : Yves Bonnefoy/ Les Planches courbes (III)
Angèle Paoli/TdF
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Bonjour !
J'aime votre analyse attentive qui confirme ma lecture de ces fameuses Planches courbes. J'aime votre expression "voyage initiatique à rebours" qui est une belle image. Mais n'est-ce pas aussi nouveau voyage, celui d'une revisitation et d'un achèvement, quelque chose comme un accomplissement qui doit nécessairement faire retour sur soi pour progresser, pour poursuivre le voyage encore et encore...
Ces planches sont courbes, et si l'on prolonge la courbure, on fait nécessairement retour... comme Ulysse effectivement.
Et puis, d'une image à l'autre, cette association libre qui vaut ce qu'elle vaut et qu'il faudrait méditer plus avant : "La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur" (Eluard, je crois). Cette saisie de soi par soi, retour sur soi, me parait cruciale particulièrement dans ce recueil d'YB. Et le recueil aboutit sur l'encore aveugle... Mais j'attends votre suite pour m'ouvrir les yeux...
Juste une anecdote : "planche courbe" m'a évoqué (avant d'ouvrir le recueil) spontanément non pas la forme du navire mais les planches cintrées à grand renfort d'eau et de feu qu'on travaille en une sarabande martelante pour construire tonneaux et barriques... souvenirs d'enfance d'un oncle tonnelier dans un grand chai à Jarnac. Je ne sais pas si le tonneau est un mode de passage comme le bateau mais la jauge d'un navire s'effectue en... tonneaux ! Ah, là, là, ces cohérences aventureuses...
Rédigé par : Fraise des bois | 12 avril 2006 à 11:55
Bonsoir, Fraise des bois, je suis ravie de vous voir ressurgir sur mes terres. Cela remonte à Zanzotto, je crois. Merci infiniment à vous pour cette contribution fort intéressante.
Elles sont très belles vos « planches courbes » ! Je pense que la référence aux tonneaux et aux barriques ne déplairait pas à YB. La figure du vendangeur est présente au cœur de son récit poétique. Chacun a ses « planches courbes » ! Moi, les miennes, elles sont en Corse, comme vous avez pu le voir.
Le tonneau comme « mode de passage » ? Peut-être, dans des situations extrêmes (naufrages !) ou dans des périodes de « passage » précisément (tonneau des Danaïdes ?) , comme celle que peint Bruegel dans la scène villageoise intitulée Combat de Carnaval et de Carême (1559). On y voit en effet un homme ivre chevauchant allègrement une énorme barrique. Chez Bruegel comme chez Bosch, les objets ordinaires (Yves Bonnefoy dirait « simples ») sont systématiquement détournés de leur usage courant. Ce qui entraîne un foisonnement de sens. Oui, vous avez raison, je crois, sur votre interprétation du voyage. Mais, là aussi, les sens sont multiples et échappent à une prise/emprise définitive, ou à une réduction à un concept unique. Pour Ulysse, je "me réserve"… J’ai bien une idée, mais elle n’est pas complètement aboutie.
Je ne sais pas si je vous ouvrirai les yeux. Ce serait prétentieux de ma part. Le recueil des Planches courbes est tellement inépuisable !
Rédigé par : Angele Paoli | 12 avril 2006 à 20:32
Angèle, bonne nuit... je vous imagine... à la lumière "de votre beau discours" [sur lequel je planche à ma manière]... doucement repu-e de ce foisonnement en vous, et doucement intranquille de tant de veines stridentes, battantes, et arc-boutée - presque lovée en votre antique et intime caverne où filtre cette lumière ombragée, "chargée de réel", et que 'le point aveugle' de votre regard n'entame même pas... bien au contraire... décuple danaïquement.
C'est donc ainsi, qu'à mon tour, si peu lucidement, je ploie soudain... [malgré ces os, en moi, qui me contiennent et me retiennent]... sous le charme de ce vers sybillin... "La courbe [imaginée] de tes yeux fait le tour de mon coeur".
Et me plais à vous remercier encore et encore de vous être laissée façonner... seule et sauvage... sous la voûte des mes cieux brésiliens.
Rédigé par : R.B | 13 avril 2006 à 04:11
Je suis réellement agréablement surpris de l'efficacité de ce site et de ses commentaires si sérieusement menés, il est évident qu' il n'y a rien à lui reprocher. Ainsi on ne peut que dire "merci" à son auteur en espérant pour nous tous la réussite de cette épreuve de littérature!
Rédigé par : Matthieu.D | 12 juin 2006 à 17:44
Bonjour !
Je voulais vous poser une question quant au temps !
Le temps dans Les Planches courbes !
Le temps de l'enfance de Bonnefoy, ses Souvenirs (familiaux , culturels ... ), l'évolution négative de l'âge... Que peut-on dire de la thématique du temps dans Les Planches courbes ? Merci d'avance pour vos eclaircissements .
Rédigé par : malou | 09 octobre 2006 à 16:58
Je vous remercie de tout coeur car je suis élève en terminale L et je n'ai malheureusement pas la chance d'avoir une prof qui fasse son boulot aussi bien (elle ne fait d'ailleurs pas son boulot du tout).
Alors grâce à vous, je suis rassurée, car je n'avais aucun cours sérieux au sujet des Planches Courbes.
Merci encore
Rédigé par : alex | 28 mars 2007 à 17:19
Bonsoir.
Professeur corse à Paris, je ne connaissais que très peu Yves Bonnefoy et l'ai découvert à l'occasion du programme de lettres en terminales.
Je suis tombé sur votre site en cherchant à glaner quelques informations complémentaires sur le net, et voilà que je rencontre votre site que je ne soupçonnais nullement. D'abord attentif à votre analyse du recueil, je n'avais même pas remarqué notre ascendance commune, c'est donc sans chauvinisme ni parti-pris communautariste (le mot est à la mode en ces temps d'élections) que j'ai été véritablement séduit et nourri par ces analyses. Je pressentais beaucoup des idées que vous développez et je vous remercie d'avoir mis à notre disposition cet outillage permettant de parler de Bonnefoy d'une manière simple et profonde.
Sincère reconnaissance d'un compatriote amoureux comme vous de la littérature et de la Méditerranée.
Rédigé par : C. Tafanelli | 26 avril 2007 à 23:54