Vendredi saint à Sartène. Le Catenacciù
LE CATENACCIÙ
« Ce qui m’intéressa le plus […], ce fut la procession nocturne du vendredi saint. C’était [... ] une représentation de la montée au Calvaire; chaque année elle avait lieu à cette date. On l’appelait le « Catenacciu », c’est-à-dire « l’Enchaîné », parce que le principal pénitent, qui représente Jésus, tire derrière lui une lourde chaîne. La tête recouverte d’une cagoule rouge, pieds nus, la chaîne attachée à la jambe droite, il porte une énorme croix de bois à travers les rues, suivi d’autres pénitents vêtus de la même manière et de presque toute la population de la ville. Ce rôle est considéré comme un grand privilège: un homme ne peut le jouer qu’une fois dans sa vie et on s’inscrit sur des listes de demandes jusqu’à dix ou douze ans à l’avance. Le pénitent qui représente le Christ n’est pas reconnaissable. Son identité n’est connue que du prêtre et des moines franciscains dont le couvent est situé près de la ville et à qui il commence par aller se confesser. Autrefois, m’a-t-on dit, c’était souvent un bandit qui sortait du maquis, restait caché au monastère jusqu’à la date de la procession, puis y retournait secrètement pendant la nuit. Jamais les moines n’auraient songé à le trahir : cela eût été contraire à leurs principes aussi bien qu’à la tradition corse. « De nos jours, naturellement, c’est différent, me dit mon hôte, il ne reste pratiquement plus de bandits. Le principal pénitent peut être n’importe qui. » « Mais il ne manque pas de personnes ici qui ont des péchés sur la conscience sans être des bandits », rétorqua la mère. « Il y a encore des gens qui ont tué ou qui sont prêts à le faire, dit la femme, nous n’avons pas radicalement changé. »
Ces propos, échangés avec désinvolture, enflammèrent mon imagination. Pareille procession, dans laquelle de vrais pénitents expiaient de vrais péchés, serait bien différente, me disais-je, de celle de Séville avec son faste théâtral. Je me promis donc de passer des fêtes de Pâques à Sartène […]
Ce soir-là, les rues de la ville étaient éclairées par des bougies et des lampes à huile posées dans toutes les embrasures des fenêtres […] Les modestes petites flammes jetaient une chaude lueur sur les murailles farouches, et chaque groupe d’entre elles semblait une humble expression de l’espoir de la rédemption. Tous les villages voisins étaient éclairés de la même façon : lorsque je me fus avancée jusqu’à la limite de la ville, je pus apercevoir leur lueur qui scintillait sur le fond sombre des montagnes et celles des maisons isolées au cœur du maquis. Les cafés étaient vides et les rues silencieuses quand je revins à pied vers la maison de mes hôtes ; seules quelques silhouettes noires apparaissaient parfois, pénétrant dans l’église ou en sortant, car celle-ci demeurait ouverte à la prière tout au long de la nuit.
Le lendemain matin j’allai voir le curé, un vieillard fragile assis près d’un feu qui couvait sous la cendre. « Ce que vous allez voir est moins une procession qu’une représentation du Chemin de Croix, me dit-il. J’espère que vus n’en serez pas choquée: les gens se bousculent et crient et les enfants hurlent et pleurent. Mais peut-être tout cela n’est-il pas déplacé, car la véritable montée au calvaire dut être tout aussi désordonnée. »
Le soir, je trouvai réunie sur la place principale une foule très dense qui attendait que les pénitents sortent de l’église. Des cris étouffés s’élevèrent lorsqu’ils apparurent sur le perron : le premier, qui portait sur l’épaule une énorme croix noire, était vêtu d’une robe écarlate et avait la tête couverte d’une haute cagoule analogue à celle des pénitents de Séville. Mais au lieu de se terminer en pointe, celle-ci était surmontée de fronces ramassant le tissu en une espèce de nœud. Il y avait quelque chose de particulièrement humiliant dans ce cône tronqué, alors qu’on attendait une pointe effilée ; c’était vraiment là le costume qui convenait à la mortification. Derrière lui, portant le montant de la croix, venait Simon de Cyrène, vêtu lui aussi d’une cagoule et d’une robe, mais blanches, et qui marchait plié en deux, ses mains touchant presque le sol.
Ensuite s’avançaient les prêtres, les moines et la chorale, puis les membres de la confrérie de la paroisse, tête nue, vêtus de blanc, avec des capes rouges et tenant des cierges allumés. Enfin venaient huit pénitents en cagoule et robes noires ; quatre d’entre eux portaient une bière avec une effigie du Christ qui gisait sur un linceul blanc semé de fleurs pâles ; les autres tenaient un palanquin noir au-dessus de la bière. On prétend, avec assez peu de vraisemblance, que ces personnages représentent les juifs. Mais dans mon esprit, ils évoquaient bien plutôt la terrible squadra d’arozza, la compagnie des esprits des morts […]
La foule déferla derrière les pénitents comme une rivière en crue. Il y avait des spectateurs penchés aux fenêtres, massé sur les perrons et les balcons : la rue était devenue une masse grouillante d’humanité envahissant tout l’espace, depuis les pavés jusqu’aux toits. On se passa la nouvelle de bouche à oreille : le principal pénitent était tombé trois fois sur la route du Golgotha. Un jeune homme inconnu me saisit par l’épaule : « Venez vite par ici et nous arriverons en tête », me souffla-t-il. Je le suivis et nous fonçâmes à toute allure à travers les ruelles en escaliers de la vieille ville jusqu’à ce que nous parvenions au niveau du début de la procession qui s’en retournait vers la grand-place. Le grincement de la chaîne annonçait la lente procession du premier pénitent qui figurait le Christ et, lorsqu’il passa devant moi, je pus voir ses pieds nus déjà couverts de coupures et de contusions. Mais il sembla au-delà de la pitié. Le déguisement avait fait des pénitents des personnages anonymes et symboliques, si bien que j’étais presque étonnée de voir briller leurs yeux par les trous de leur cagoule […]
La foule se resserra pour passer sous le grand arc de l’hôtel de ville, puis se dispersa sur la place, où le pénitent tomba pour la deuxième fois. Avec Simon de Cyrène portant le sommet de sa croix, la procession commença à gravir une ruelle qui menait vers une hauteur. La scène présentait alors une série de tableaux. Les fenêtres éclairées de l’intérieur encadraient les spectateurs immobiles du cortège, pareils aux personnages des primitifs italiens ; une jeune fille aux longs cheveux blonds tombant sur une robe de chambre bleue évoquait bien une madone du Quattrocento. Mais sur les terrasses et les balcons superposés, les hommes se penchaient en poses extravagantes pour voir la procession et les lignes verticales de leurs visages, accentués par les lueurs des lampes, faisaient penser plutôt au Caravage.
La pénible marche avait maintenant presque réduit la foule au silence et l’on entendait distinctement les paroles du cantique : Perdonu mio Dio, mio Dio perdonu, perdonu mio Dio, perdonu pietà ! Ce refrain était repris par toute l’assistance après chaque strophe chantée sur un vieil air corse mélancolique. La répétition de ces mots, accompagnée du grincement rythmé de la chaîne de pénitent qui marquait le lente progression de nos pas, produisait un effet d’hypnose : je vivais - plutôt que je ne la regardais - la procession, tandis que je montais la côte, une très vieille femme accrochée à mon bras.
De la deuxième partie du Catenacciu, un seul épisode est resté gravé dans ma mémoire. C’est celui où le Christ et Simon de Cyrène pénètrent dans une petite chapelle située au-dessus de la ville, pour prier et prendre du repos. Une statue de bois peint représentant le Christ mort gisait au pied de l’autel, entourée de bols d’où sortaient des pousses de blé nouveau qu’on avait cultivées dans l’obscurité pour la circonstance et qui étaient donc d’une couleur bien pâle. Une statue de la Vierge agenouillée était placée à côté ; une statue banale, drapée de vêtements noirs comme une quelconque paysanne corse pleurant son fils assassiné. Des iris jaillissaient, rigides, de vases simples posés sur l’autel, et toutes les statues de saint étaient drapées de voiles noirs. Cette image de dieu mort, entouré de figures en deuil et gisant au milieu de la végétation printanière parmi laquelle il allait bientôt ressusciter, me procurait une satisfaction profonde, sans lien avec la religion proprement dite.
La Résurrection elle-même fut commémorée le lendemain soir, à minuit. On m’avait prévenue que des coups de feu seraient tirés sur la place centrale, conformément à une tradition dont on avait souvent profité jadis pour régler des comptes personnels. Pendant l’office, je me plaçai près de la porte de l’église, et vers la fin de la cérémonie je remarquai que les jeunes gens à côté de moi commençaient déjà à manipuler leurs revolvers. Le prêtre arpentait silencieusement la nef, allumant de nombreux cierges et les lampes électriques, dont les guirlandes ornaient les chapelles latérales, et ôtant les voiles noirs ou violets qui cachaient les statues. Les ampoules projetaient une lumière crue, et les statues de plâtre étaient modernes et stéréotypées, mais malgré tout les deux opérations simultanément effectuées produisaient un effet saisissant. Puis les cloches de l’église se mirent à sonner, tandis qu’une sirène retentit dans la nuit. Alors les garçons se précipitèrent sur la place, tirèrent des coups de feu, et pendant quelques minutes la ville résonna de ces détonations répercutées par les chaînes de montagnes environnantes. Nulle querelle ne rebondit, personne ne fut blessé par accident ; et le deuil du Carême annuel prit fin dans une explosion de lumière et de bruit. Le Christ était ressuscité parmi les blés. »
Dorothy Carrington, La Corse [Granite Island, a Portrait of Corsica, Longman Group Limited, Londres, 1971], Arthaud, 1980, rééd. 1999, pp. 129-133-134-135-136.
DOROTHY CARRINGTON
Mim Hain, Collage.
Source
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) 6 juin 1910/Naissance de Dorothy Carrington (bio-bibliographie). |
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