Ph., G.AdC
LE PUITS NOIR
Elle est partie de rien, de souvenirs d’enfant, abandonnés là-bas. Sous le platane. Elle a grandi. Sans même s’en apercevoir. Le temps de la vraie vie lui semblait si lointain. Combien de temps encore à passer dans l’enfance ? Combien encore avant d’aimer ? Les années étiraient leur paresse éternelle. La promesse d’être grande un jour se perdait dans le temps. Elle voulait repousser limites et frontières, aborder déjà aux rivages rêvés. À son insu, la vie s’est retournée, d’un jour à l’autre. Elle ne l’a plus reconnue. Les jours s’en sont allés, la laissant sur l’autre rive, vide de rêves.
Descends, descends encore dans le puits sans fond et creuse, creuse le long des parois qui te surveillent. Impose à ton pied le juste point d’appui, effleure de la main les interstices de ta mémoire, dessine les formes qui te créent, appelle, appelle, écoute l’écho qui te répond, qui monte à ta rencontre du fond de ce puits noir où vibre un miroir d’eau. Eaux saumâtres où tu jettes un caillou pour vérifier la profondeur de la chute et faire surgir en abondance une gerbe d’images. Revoilà l’enfant qui tombe et roule, rebondit aspiré d’une paroi à l’autre, corps haletant, renversé à l’aveugle dans un tourbillon sans fin. Et voilà que grimace la face obscène du fou dont le rire t’effraie. Voilà que tu recrées l’écho que tu as envoyé vers la nuit.
Descends, descends encore, poupée de son, jambes pliées à l’aplomb de la pierre, avale, assourdissants, les sons qui t’enserrent. Laisse-toi aspirer. Ne crains rien. Et cette humidité noire qui te gagne en même temps que le cercle du ciel s’étrécit au-dessus de toi, œil, œil de lumière qui t’observe et te nargue, pauvre fétu blessé qui descend, descend encore, corps désarticulé qui griffe les mousses froides de ses doigts désespérés. Est-ce toi que tu aperçois dans le ciel miroir sombre de l’eau, rond de froideur qui t’attend dans la limite de son cercle ? Cercle de l’eau d’en haut, cercle de l’eau d’en bas, soudain confondus dans la même absence de lumière.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Bien entendu, je pense tout de suite à Alice tombant dans un puits interminable et découvrant le pays des merveilles.
Je pense aussi à Villa Amalia de Pascal Quignard, et à cette femme qui, en voulant disparaître, va se (re)découvrir.
Rédigé par : myriade | 18 avril 2006 à 15:06
C'est drôle mais ces lignes m'ont immédiatement remis en mémoire "Chair siamoise de ton corps", je ne sais pas, quelque chose dans le malaise, dans cette espèce de souffrance implacable du corps... Intéressant, non, comme on peut être hanté par des thèmes récurrents dans notre vécu ?
Rédigé par : pascale | 18 avril 2006 à 18:02
Quelle acuité du regard, Pascale, et quelle écoute !
Je ne suis pas certain qu'Angèle se souvienne vraiment que Chair siamoise de ton corps est un texte en miroir d'un autre Chair siamoise. Celui de l'Instable 14.
Chair siamoise
Chair siamoise de nos enfances
tu gis dans nos rêves oubliés
de sang chaud
de mémoire exaltée
de délires et d’effervescence
tu vibres en nos fibres cachées
là où se joue la dés-errance
de nos pensées inavouées
Elle est bien là l'"officiante de la noire Isis (une "Gémeaux" qui balance entre une double postulation apollinienne/dionysiaque)". Pascale, j'en profite pour te suggérer de (re)lire le poème d'Adonis : "C'est l'heure de l'insomnie".
Rédigé par : Yves | 18 avril 2006 à 18:51
Merci à tous trois, Myriade, Pascale et Yves. Tout ce que vous dites est juste et je vois que vous me percevez, chacun à votre manière, tout à fait bien.
J'ai hésité à lire Villa Amalia, mais je crois que je vais me laisser tenter. Merci.
Rédigé par : Angele Paoli | 18 avril 2006 à 19:23
J'ai lu et relu ce texte qui m'a captée, captivée.
L'enfance et son attente-méditative-qui surgit, seule réalité, sur le réel de l'angoisse, la mort peut-être, la conscience d'être au monde dans ce qui échappe de la vie.
On est plongé dans la mémoire, cette chute et les images qui se télescopent.
L'âme-guenille dans son errance, quelque chose de la blessure qui habite chacun.
Rédigé par : geneviève | 18 avril 2006 à 19:27