Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
LA MAISON NATALE
TROISIÈME POÈME
7. Qui est Cérès ?
Lire Les Planches courbes sans s’interroger sur Cérès, c’est faire l’impasse sur l’une des figures mythiques fondamentales de l’œuvre de Yves Bonnefoy.
Qui est Cérès ? Quel est son rôle ? Quel sens attribuer à cette figure féminine dans le recueil de Yves Bonnefoy ?
La rencontre privilégiée entre Yves Bonnefoy et la figure de Cérès remonte à la découverte (Yves Bonnefoy parle même de « saisissement ») d’une œuvre picturale du XVIIe siècle. Une huile sur cuivre, de petites dimensions (30 x 25 cm), réalisée vers 1608, actuellement conservée au Musée du Prado à Madrid. Intitulée La Dérision de Cérès (ou Cérès et Stellio), cette huile sur cuivre est l’œuvre du peintre allemand Adam Elsheimer (1578-1610), contemporain de Caravage.
Le peintre s’est inspiré des Métamorphoses d’Ovide (43 av. notre ère – v. 17 apr. notre ère) qui raconte dans le livre V (vers 423-461) les aventures de Cérès, déesse romaine de la moisson (dans la mythologie grecque, Δημήτηρ, Déméter). Oublieuse de ses devoirs de déesse de la terre, Cérès arpente le monde à la recherche de sa fille, Perséphone (Coré) - enlevée par le dieu des Enfers. Folle de douleur, Cérès n’a de cesse qu’elle n’obtienne satisfaction de Jupiter, père de la jeune fille. Celui-ci propose un compromis à Cérès : Perséphone restera six mois de l’année aux Enfers avec son époux. Les six autres mois, elle rejoindra sa mère à la lumière. Cérès accepte. De cette alternance naissent les saisons. Les six mois de vie souterraine correspondant au dépérissement de la nature et à l’hiver, les six autres au renouveau, printemps et été.
Ovide évoque au cours de son long récit un épisode particulier survenu pendant les pérégrinations de Cérès. L’épisode de la rencontre de la déesse avec Mismé (fille de Baubô) et Ascalabos *, son fils. Rencontre suivie de la demande de Cérès à qui il est offert de quoi se désaltérer. L’avidité à boire de Cérès surprend l’enfant qui se moque effrontément de la déesse. Mortifiée, Cérès se venge. De rage, elle métamorphose l’enfant en stellion (en grec, ascalabos veut dire "lézard moucheté", "gecko" ou "stellion"). Le petit lézard étoilé file s’abriter sous les pierres, sous le regard effaré de sa mère.
EXTRAIT des MÉTAMORPHOSES, V
« Accablée de fatigue, elle était altérée et nulle source n’avait rafraîchi ses lèvres; elle vit alors par hasard une cabane couverte de chaume et frappa à son humble porte. Il en sort une vieille femme ; elle voit la déesse et, comme celle-ci lui demandait de l’eau, elle lui donna une boisson douce préalablement recouverte d’une couche de farine d’orge grillée **. Tandis qu’elle buvait le breuvage offert, un enfant à l’air dur et impudent se planta devant la déesse et se mit à rire de ce qu’il appelait son avidité. Elle ressentit l’offense et, comme elle n’avait pas achevé de tout boire, la déesse jeta sur lui, pendant qu’il parlait encore, le reste de liquide mélangé à la farine d’orge. Il pénètre dans les pores du visage qui se couvre de taches. L’enfant, un instant avant pourvu de bras, maintenant l’est de pattes ; à ses membres transformés s’ajoutent une queue ; son corps est ramené à des proportions réduites, pour qu’il n’ait pas grande possibilité de nuire, et, dans sa taille amoindrie, ce n’est plus qu’un lézard. Comme la vieille femme éplorée s’apprête à toucher l’animal né du prodige, il la fuit et gagne une cachette. Il porte un nom approprié à la couleur de sa peau et son corps est ça et là constellé de gouttelettes. »
Ovide, Métamorphoses, V/423-461, Garnier-Flammarion, 1966, p. 147.
8. La Cérès de Adam Elsheimer et de Yves Bonnefoy
Adam Elsheimer choisit de peindre le moment où Cérès, épuisée de fatigue et de soif, se désaltère « avidement » à la cruche qui lui a été tendue. À côté de la vieille femme (Mismé) se trouve un jeune garçon (Ascalabos) qui montre du doigt la déesse et rit avec impudence de son avidité. C’est ce tableau intitulé Cérès et Stellio, mais aussi La Dérision de Cérès, qui sert de toile de fond à Yves Bonnefoy. Les trois personnages sont présents chez le poète comme chez le peintre. La vieille femme, « courbe, mauvaise »; Cérès, « comme une lampe », illuminée sur le tableau par la flamme d’une bougie et « Buvant avidement de toute sa soif », l’enfant nu riant à gorge déployée et montrant Cérès du doigt.
L’enfant de La Maison natale s’identifie à celui du tableau. Pourtant, très vite, le « je » de la narration, en s’appropriant l’épisode des Métamorphoses peint par Elsheimer, le réinterprète. « Ai-je voulu me moquer, certes non ». Il y a déjà un premier écart entre ce que montre le peintre et ce que dit le poète. Écart qui s’accentue encore lorsque le poète évoque son amour et son désespoir. Il faudra attendre le dernier poème pour voir l’enfant élucider et l’énigme de Cérès et sa propre énigme. « Je comprends maintenant que ce fût Cérès qui me parut ».
9. Une quête éperdue
Dans la seconde strophe du poème XII de La Maison natale, le poète revient sur le rêve de sa rencontre avec la déesse. Il évoque cette apparition en reprenant certains motifs : « la nuit », « la porte », « dehors », la « beauté », la « lumière », puis l’avidité à boire. Mais cette fois-ci, Bonnefoy met clairement la déesse dans la position de quelqu’un qui demande, qui attend un secours, une aide. Elle vient « chercher refuge ». Au-delà de cette demande d’hospitalité, ce qui transparaît, c’est l’expression d’un désir. De sorte que la soif de Cérès devient « besoin de boire au bol de l’espérance ».
L’avidité de Cérès à étancher sa soif trahit l’avidité de son désir de retrouver celle qu’elle cherche. Ce qui s’exprime dans ces vers, c’est la quête éperdue d’une mère qui garde en elle l’espoir de se voir rendre l’enfant perdu mais « retrouvable ». Le poète procède ensuite à un élargissement de son explication en jouant paradoxalement sur les restrictions. Si Cérès a perdu son enfant, c’est qu’elle n’a pas « su » lui faire don du « rire » et de ce « qui fait vivre », « Elle pourtant divine et riche de soi ». Par cette insuffisance, par son manque de savoir maternel, Cérès a exposé sa fille à la « convoitise » d’Hadès. Elle n’a pas su protéger son enfant du désir « du dieu des morts ».
10. Appel à la compassion et à l’amour
Marquée par le deuil et par l’exil, Cérès est pour le poète une figure de l’abnégation et de la souffrance. Une figure exemplaire du désir maternel. Le poète, rejetant toute idée de « moquerie » en appelle à la compassion : « Et pitié pour Cérès et non moquerie ». Et à l’amour: « Aimer enfin Cérès qui cherche et souffre ». À la croisée des chemins « dans la nuit profonde », l’enfant fait le choix, lui, de la pitié pour celle dont il vient enfin de comprendre qui elle est et ce qu’elle veut lui transmettre. Martelée dès le début de la strophe par la répétition de sons durs -[k]-, la présence insistante de Cérès était demeurée obscure à l’enfant. Parvenu à la fin de son expérience, l’enfant accepte que le message de la déesse comporte des zones d’ombre :
« Cris d’appels au travers des mots même sans réponse,
Parole même obscure… »
Le langage de l’amour est un langage difficile, obscur, impénétrable, imparfait. Cérès, mère de la jeune fille enlevée par Hadès, est aussi la mère du « je ». Un « je » capable, après bien des errances et bien des souffrances, de réhabiliter sa mère et de l’aimer malgré ses insuffisances. Exilé de sa mère, l’enfant dépasse sa propre souffrance pour faire sienne, enfin, dans le partage, la souffrance de sa mère.
Mais peut-être faut-il voir, au-delà de cette interprétation purement affective et relationnelle, une interprétation qui concernerait le langage. Le poète, qui a bu « avidement » à la coupe de la poésie, n’aurait-il pas lui aussi été dans l’excès ? Et l’invitation à la réhabilitation de Cérès ne cache-t-elle pas la quête douloureuse du poète : « Beauté et vérité » ?
Suite : Yves Bonnefoy/ Les Planches courbes (XIV)
Angèle Paoli/TdF
* C'est en fait Antoninus Liberalis qui, dans ses Métamorphoses, elles-mêmes inspirées d'un récit de Nicandre, nous apprend que l'enfant s'appelait Ascalabos, le gecko. Le nom latin du gecko est stellio, stellion en français. Ceux de mes lecteurs que le sujet intéresse peuvent se reporter à l'étude de l'ethnologue Max Caisson, "Guerre encore entre le stellion et l'araignée", in Mots et mythes. Essais sur le sens des traditions corses, éditions Alain Piazzola, 2004.
** Le breuvage à base de farine d'orge grillé, de fromage rapé et de vin de Pramnos qu'offre la vieille femme à Cérès est le kykéôn, la boisson rituelle que buvaient les initiés aux mystères d'Eleusis.
NOTE : Ne pas oublier d'écouter (sur le site Scérén) l'entretien d'Yves Bonnefoy avec Hélène Waysbord, et notamment l'extrait concernant le pouvoir des images (La Dérision de Cérès d'Elsheimer).
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