Chronique de Sylvie Fabre G.
Ph. angèlepaoli
SYLVIE FABRE G.
Anne, la sourcière
Un fil ténu et tenace parfois nous unit à un être ou à une œuvre. Depuis dix ans que je connais Anne Slacik peintre et amie, ce fil ne s’est jamais rompu. Tissant étroitement le travail de création et la relation personnelle, il permet d’unir leur mouvement de perpétuel devenir, d’avancée réciproque. Le suivre, c’est être relié à l’énergie rayonnante de la femme et au geste d’une peintre qui fait ruisseler la vie.
La peinture d’Anne Slacik est une lente remontée vers l’origine. Elle convoque le terrestre et le céleste, nous ouvre aux règnes végétal, aérien, minéral, aquatique et humain en un seul espace vivant : la couleur. Ses toiles sont une invite au voyage des commencements.
Anne, la sourcière. Quand je pense à elle, voilà le nom qui naît sur mes lèvres. Pinceau penché dessus la terre ou dressé dans le ciel, elle est celle qui anime l’eau et les souffles, provoque les résurgences, fait circuler la matière jusqu’à ce que l’invisible devienne visible. Anne, la sourcière, agit par coulées d’ombre, rais de lumière, par tiges fragiles de noir, par herbes folles ou rêve de pluie. Elle suit la pente du tableau et des émotions, elle laisse aller toutes les figures, elle laisse agir toutes les formes et nous entraîne. D’un corps à corps elle fait un envol intérieur.
Dans l’ordre du temps et de la rencontre, la première exposition que j’ai vue d’elle se tenait au Bateau-Lavoir à Grenoble. La galerie y exposait les toiles des années 1994-1996, celles des verts sombres et des violets où la peintre travaillait une matière-couleur encore dans l’épaisseur. À la toile ocre du lin elle alliait la terre, les pigments et le liant mais jouait déjà avec l’eau pour marier le poids, le reflet et la profondeur. Orients, titre d’une de ses toiles, exprime bien la sensation éprouvée devant ces tableaux, jardins de mémoire, jeux d’échos dont le fugitif chatoiement, les traversées d’ombre m’arrêtaient, comme suspendue dans l’espace et l’éternité de l’instant. Le renversement, Définition du matin renforçaient les associations avec les peintres chinois.
Ph. angèlepaoli
Les toiles rouges des années 1998-1999 m’ont offert d’autres traversées, plus incandescentes, aussi intimes. Anne Slacik y revisite, - ses titres en témoignent -, l’Italie et la Grèce par le mythe, les villes et l’art de ceux qui l’ont précédée. Venise, Le regard d’Orphée, Médéa, Pourpre Florence offrent une géographie raffinée de la présence, une sédimentation des époques et des regards où la couleur trouve une nouvelle intensité.
La Série jaune des années suivantes 2000-2001 est une explosion de soleil, un itinéraire des ors où l’éblouissement dynamique se repose dans les lignes d’un Arbre jaune ou les coulées horizontales du noir dans Sombre. Comment ne pas penser à la merveilleuse lumière des peintres de la Renaissance, à celle qui dore les murs des églises italiennes ou aux prés du printemps en montagne, comment ne pas se souvenir du Fiat Lux de la Création ?
La Série bleue des années 2003-2004 a une autre tonalité, un élan qui vient du fond de la couleur, comme l’écrit Bernard Noël. Anne travaille au bord du temps, dans le corps subtil du bleu. Elle interroge le Nocturne, son noir céleste, le jour, la nuit, leur bruit d’eau et d’étoiles. On pense au naître, au perdu, à la mort. Le regard erre dans un Labyrinthe, embrasse des étendues de patience, des blessures muettes. Dans San Miniato, le bleu déborde la couleur comme l’amour déborde la mort. Le silence y a toute sa part, et les confins.
Ph. angèlepaoli
Les années 2003-2006 sont celles du Blanc. Un tournant. Anne Slacik choisit de travailler sur des toiles de coton blanc au grain fin, elle utilise désormais l’huile blanche et la poudre de marbre. Elle travaille toujours au sol, laissant à l’eau son pouvoir de surprise. Sa technique et le support accentuent la fluidité. Dans Figure et nue, La dame d'onze heures, Jardin blanc ou Empreinte du jardin, le geste devient épure. Le sentiment du vide, du passage, libère le corps, le regard et la pensée. La peinture qui n’en finit pas de couler sur la toile, s’y fait averses légères, rideau pastel. La couleur s’abandonne en rivières glissantes, bâtit de fragiles murs de vert, fait ployer des lianes-fontaines, mousser des arborescences, balancer des fleurs au bord de l’évanouissement. Le vent court dans la blancheur et ramène des poussières bleues, des délicatesses de mauve, de rose. On pourrait penser à la neige, à une aurore, à la mousson, à des linges de lavande, à la lumière pâle du Sud quand midi s’immobilise en un tremblé. L’espace est la vastitude de la couleur, la toile un filtre de lumière. Série blanche : tout l’Orient et l’Occident en un vertige où la couleur qui contient le monde/fait danser sa transparence.
Entre 1996 et 2006, les Œuvres sur papier sont un contrepoint au travail des toiles. Anne Slacik confie au Velin d’Arches le soin de recueillir l’huile et les pigments pour travailler autrement la matière-couleur et ses variations. On y croise encore les quatre éléments, la terre, l’eau, l’air et le feu qu’elle rassemble en une fresque temporelle et plastique qui semble, sur les murs des musées ou des galeries, ininterrompue.
Dans ses différents Jardins, la peintre nous promène, selon les années, dans des allées, bordées de boutons d’or, jonquilles, millepertuis, digitales, lys, pivoines, coquelicots, ombelles, toutes fleurs cultivées ou sauvages dont elle invente la genèse. A chaque saison, sa floraison, mais un seul âge : l’âge d’or où la vie serait champ de fleurs-peinture, don perpétuel qui nous serait fait.
Avec Figures de l’air, Figures de l’eau, nous empruntons d’autres voies ou sillages. Devant nos yeux assoiffés, la couleur encore se fluidifie, l’espace s’allège, le temps appelle ensemble l’aquatique, le végétal ou l’aérien, pas de frontières dans l’effleurement ni la continuité. Un paysage, cosa mentale, coule devant nos yeux en grandes vagues de blanc et bleu, en touches de brun, jaune ou vert, en signes noirs : Naples, Pompéi, Ischia. Beaucoup de vide, souffles et mouvement, peut-être l’Ouvert ? Et pas de preuves, seulement les traces qui font rêver. Des ailes battent ocre ou violet dans le bleu sombre. L’étreinte se perd dans l’outre mer ou l’autre monde. Bleu mouillé, lumière vacante, ombre impalpable, la vision porte là-bas, si loin. Les mots s’éprennent.
Ph. angèlepaoli
Les mots miens et ceux de tous les poètes partagent avec Anne Slacik l’intimité du papier Velin, du carton pauvre, de l’huile, des pigments et du liant, de l’encre aussi, qui font un livre, manuscrit-peint. Car Anne, la sourcière, s’est lancée, depuis vingt ans, dans une aventure humaine et artistique singulière dont témoigne bien son exposition, Excepté peut-être une constellation. Avec les poètes contemporains elle a initié un dialogue qui déploie en son firmament 120 manuscrits peints. En un seul espace, infini, celui du livre, et tant d’astres divers, elle a su réunir le geste d’écrire et le geste de peindre.
Inventant une liberté qui pense, Anne, la sourcière, n’en finit pas de faire jaillir la fontaine de la poésie, de faire entendre son chant mêlé à la couleur.
Les poètes ne s’y sont pas trompé qui ont répondu à l’appel. Le pinceau s’accorde avec leurs vers pour donner toute sa chance à la beauté. Dans le livre, la sensibilité de la peintre accentue le neuf des voix, leur force vive, leur clarté et leur déploiement. La variété sensuelle de chaque livre manuscrit-peint est une découverte où lire, regarder et aimer ne font qu’un.
Je voudrais terminer cette traversée dans l’univers d’Anne Slacik en évoquant ses lieux qui sont aussi les contrées du partage et de la rencontre. Trois me semblent particulièrement significatifs d’une façon d’être au monde :
Le Marché de la poésie, Place Saint-Sulpice, où nous nous sommes donné rendez-vous la première fois. Anne y est arrivée catalogues et manuscrits sous le bras, accompagnée de Luc son mari qui portait sur les épaules leur fils. En un éclair j’ai reconnu l’artiste, la femme et la mère, l’amie qu’elle est. Dans son être, - parole, regards et sourires -, elle manifestait son énergie de vie, son désir de peintre, sa joie de la rencontre et sa volonté de la concrétiser dans un livre manuscrit-peint.
Quelques mois plus tard, Anne m’a ouvert son atelier de Saint-Denis.
Ph. angèlepaoli
Je l’ai vue en blouse blanche s’avancer vers les toiles posées contre le mur et les tourner vers moi, dans leur accompli ou leur inachèvement, pour me faire découvrir son travail à la lumière des grandes verrières et du temps. Sa voix passionnée parlait de la couleur, d’un corps à corps avec la matière, de l’importance de l’eau et de l’émotion. Nous sommes ensuite allées prendre un thé dans sa cuisine où, entourées de recueils et de livres de peinture, nous avons beaucoup parlé enfants, banlieue et Sud, création. Sa fille aînée est rentrée et Anne a évoqué en riant le poids de sa harpe qu’elle transportait régulièrement d’un bout à l’autre de la France. La peintre est aussi une mère mélomane.
Le dernier lieu-souvenir est Pompignan où je passe en été. Il y a la grande maison pleine d’escaliers, de dédales, de coins et recoins, de secrets : cour au figuier et terrasse où nous mangeons ces plats aux vives couleurs qu’Anne sait préparer, salle de musique où les instruments silencieux attendent les trois enfants, salon où Le Roman de la fluidité un juillet occupait la table et le sol de tommettes rouges et où s’entendait, le juillet suivant, la musique d’Arvo Pärt à qui sont dédiés les Arbos. Il y a le jardin aussi, écrasé de soleil, bruissant d’eau bleue, d'oliviers, de cigales, et bien sûr l’atelier où, à ma dernière visite, j’ai eu l’impression, malgré la chaleur dehors-dedans, d’entrer dans un bain de fraîcheur, une flottaison, du vert, du blanc, source silencieuse de la peinture qu’Anne la sourcière regardait, entendait comme étonnée elle aussi…
Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.
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Quel fascinant voyage à travers la peinture vibrante de Anne Slacik, dont j'apprécie de plus en plus le travail à mesure que je le découvre sur TdF, et à travers le beau texte de Sylvie Fabre G., support parfait au talent de l'artiste. Angèle, n'oublie pas de nous tenir au courant des expositions de Anne, je meurs d'envie de voir ses tableaux "en vrai"... Merci.
Rédigé par : pascale | 16 avril 2006 à 12:34
Le travail de Anne Slacik me semble se référer à l’œuvre de Olivier Debré (1920 –1999 ).
Sur ce grand maître de « l’abstraction fervente » comme il aimait à se définir, bon nombre d’ouvrages ont été publiés.
Amicizia
Guidu___
Rédigé par : Guidu | 27 février 2009 à 22:27