Pas de lettre de toi aujourd’hui, hier assisté à la messe, prié pour toi, on chantait et je chantais aussi
Ô miraculeuse
Qu’on raille là-bas
Aux bords de la Meuse
Garde nos soldats
Ave Ave Ave Maria
Ave Ave Ave Maria […]
C’est la pécheresse
Au cœur enflammé
Absous ses faiblesses
Elle a tant aimé
Ave etc
Je pensais à toi pendant qu’on chantait cela, ma toute chérie, et je pensais avec ferveur à mon ptit Lou, que je voudrais si gentille, si mignonne, comme tu mérites de l’être avec cet esprit supérieur, primesautier, français, charmant qui est le tien, ma toute chérie […]
Aujourd’hui tristesse, Berthier a dû monter à la batterie de tir, j’irai le voir chaque matin, en allant au commandant. Je me construis une cabane pr habiter seul. C’est amusant comme tout de fabriquer sa maison. Après la paix…je tâcherai d’acheter un terrain et je fabriquerai un rendez-vous pour l’été. Ça m’amusera énormément de fabriquer ça. Je te raconterai comment j’ai fait et surtout comment j’ai meublé ma villa du front. En tout cas, j’ai une glace, une cuvette, une cuve pr le tub, un matelas en varech et un traversin, ça peut t’épater mais c’est comme ça, une table aussi. Ça a été difficile à se procurer, mais j’ai ça…J’attends tes photos avec une impatience fantastique. J’aimerais bien des photos où on te voit… les petites photos c’est gentil, je les aime bien, mais je préfère, tu le comprendras, celles où on voit quelque chose.
Enfin quoi, mon Lou, je ne m’en fais pas, ça ne vaut pas la peine. Je prends la vie comme elle vient et les obus idem. Tu es mon seul souci. Aujourd’hui sans lettre de toi, je suis sur des charbons ardents. Demain te ferai des vers. Aujourd’hui beaucoup de travail pas amusant ? T’en dis pas plus. T’écris sais pas bien comment et ma lettre doit être d’un décousu. Pas le temps de la relire et c’est pas d’aller dans le monde qui me rend si pressé… Je t’embrasse tout plein, je t’adore, je te prends toute, ma toute chérie, et te berce doucement en te câlinant gentiment, gentiment.
Gui
26 avril 1915
Mon petit Lou, ta lettre d’aujourd’hui m’a rempli de stupéfaction. Prends garde avec ta vie de patachon !!! de ne pas me faire donner congé de mon appartement après la guerre. J’y suis très bien. Ne fais pas de bruit, je t’en supplie, n’y reçois pas trop de poilus. C’est une maison où il y a un sénateur et je ne sais quoi encore. Je t’en supplie, mon Lou, tu me ferais un tort irréparable, si je me trouvais sur le pavé après la Guerre. Je ne paye pas mon loyer pendant la guerre et après la guerre on attendra, mais pour ça faut pas que des ptit Lou viennent faire les fous là-dedans. Vu de loin la vie que tu mènes a quelque chose d’insane. Pendant que nous trimons ici et attrapons peut-être la crève, on bamboche à Paris ! […]
Est-ce que tu reçois toutes mes lettres ? Elles sont toutes datées et doivent se suivre. Je te prends dans mes bras mon ptit Lou et t’embrasse mignonnement tandis que tes belles paupières battent comme des pétales de fleur de pêcher, ma jolie, mon tout.
Ton
Gui.
Apollinaire, Lettres à Lou, Gallimard, Collection L’Imaginaire, 2004, pp. 323-324.
Photo de Lou
Ph. D.R.
"À la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation
Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme
L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d'aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers (…)
Extrait de Zone in Alcool.
Merci pour ces instants "Guillaumesques"
Fabrice
Rédigé par : fabrice | 26 avril 2006 à 11:53
Merci, Fabrice. Lorsque j'avais étudié Alcools en année de licence, j'avais particulièrement "flashé" sur la "Réponse des Cosaques Zaporogues au Sultan de Constantinople" :
"[...]
Voie lactée ô soeur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses
Regret des yeux de la putain
Et belle comme une panthère
Amour vos baisers florentins
Avaient une saveur amère
Qui a rebuté nos destins [...]
Rédigé par : Angèle | 26 avril 2006 à 12:33
Existe-t-il un recueil des textes poétiques contenus dans la correspondance d'Apollinaire, qui ne feraient pas partie d'une publication dans un des recueils poétiques de l'auteur?
J'apprécie ces contributions éphémères poétiques, textes d'un jour ou d'une heure, quelques lignes glissées dans une lettre, dont beaucoup, je pense, sont perdues pour toujours, parce que ne faisant pas l'objet d'une édition.
Rédigé par : Marielle | 26 avril 2006 à 19:00
La photo en hommage à Lucio Fontana m'a suffisamment intriguée pour que j'essaie d'en savoir plus au sujet de ce peintre et de son oeuvre. Mission accomplie, je suis désormais un peu plus familière de l'incision. Et donc, une fois encore, TdF m'a permis de découvrir un artiste, un sujet, un domaine que je ne connaissais pas ou mal, et je ne peux que remercier chaque acteur de ce blog "hautement recommandable" et tellement nécessaire au (bon) fonctionnement de mes neurones...
Amitiés à tous les 3.
PS: Ce vers magnifique : "mon verre s'est brisé comme un éclat de rire" ...
Rédigé par : pascale | 26 avril 2006 à 19:31