Le 18 avril 1958, après treize années d'enfermement d’Ezra Pound dans l’hôpital psychiatrique St Elizabeths de Washington (où il avait été admis le 21 novembre 1945), l'inculpation de Pound pour haute trahison est levée par la Cour. Le mardi 1er juillet, Pound embarque sur le SS Cristoforo Colombo pour l'Italie. Il déclare aux journalistes italiens à son arrivée à Naples : « All America is an insane asylum. [Toute l'Amérique est un asile de fous] ».
Pound s’installe à Rapallo et reprend l’écriture de ses Cantos.
« I have tried to write Paradise
Do not move
Let the wind speak
that is paradise.
Let the Gods forgive what I
have made.
Let those I love try to forgive
what I have made. »
« Le Paradis, voilà quoi j’ai tenté d’écrire
Ne bougez point
Laissez parler le vent :
le paradis est là.
Que les Dieux pardonnent
ce que j’ai fait
Que ceux que j’aime tentent de pardonner
ce que j’ai fait. »
Ezra Pound, Canto 120, Cantos, Flammarion, 1986, page 734.
Ci-après, des extraits du Journal d’H.D. (Hilda Doolittle) (Fin du tourment)
Mardi 22 avril
C'est vendredi, le 18 avril, que « l'accusation » a été levée. Je trouve ça dur à réaliser. Je n'ai pas eu le temps de méditer, de rêver là-dessus, et j'en ai besoin. […]
9 mai
J'ai dit, quand j'ai appris la libération d'Ezra, qu'il était sorti par le portail de St.Elizabeths tout seul, dans une autre dimension; je veux dire ― il semble qu'il soit sorti pour rentrer dans la vie tel qu'il l'avait quittée, il y a 12 ans. Il repart avec « tous les clichés », comme dit Norman, en ramassant ses triques là où il avait été
14 mai
« Et maintenant un pont vient d'être jeté sur un autre canyon par la fin du tourment d'Ezra. « La fin du tourment d'Ezra ― voilà tout ce qui compte. Il n'est pas facile de remettre les choses au point, car c'est seulement en jetant un œil en arrière que nous osons regarder l'énormité de la situation. Il doit y avoir beaucoup d'autres gens qui sentent cette situation comme nous [...]
Je n'ai pas entendu la voix rauque venue de Radio Rome. Des amis ont écouté, et une amie en particulier, dont le travail consistait pendant la guerre à se brancher sur les programmes étrangers pour les besoins de la B.B.C., m'a dit que c'était assez déconcertant, confus, déroutant, et qu'elle n'avait pas le sentiment que le « message », quel qu'il fût, ait été de nature à provoquer quelque tort ou quelque bien à qui que ce fût. Cela n'avait, finalement, rien à voir du tout avec nous et les 20 000 victimes des premières grandes attaques aériennes et des incendies de Londres. « Tudor a disparu et toute rose. »* Non, Ezra!
13 juillet
Mais Norman m'apprend qu'il les a vus sur le départ le 1er juillet, à bord du Cristoforo Colombo.
« Mardi, c'était le grand jour! Je suis allé à New York voir Ezra et Dorothy partir. Il m'avait écrit, pour me demander de venir. Je suis allé au Quai à 2 h1/2 et après avoir fait un peu fausse route j'ai fini par trouver la cabine 128, fourrée dans un angle au fond d'un couloir des premières. La porte était fermée mais Omar Pound** m'a ouvert et m'a reçu: « C'est vous que nous voulions voir. Entrez donc ! » La porte s'est refermée derrière moi. Là, sur la couchette était étendu Ezra, déshabillé jusqu'à la ceinture, le torse fier, bronzé. A hauteur de ses genoux sur la couchette était assise Marcella [Spann], pieds nus. De l'autre côté de la cabine se trouvait Dorothy tout sourire, en pleine forme apparemment. Elle s'est levée et m'a embrassé, à ma grande surprise ; et je lui ai donné une rose jaune. « H.D. a désiré que je vous la donne, » ai-je dit. Je lui ai dit que vous saviez qu'elle partait mais pas quand. « Vous étiez en service commandé, alors ! » a dit Dorothy, et elle a été vraiment touchée. « Oui », ai-je répondu, car les esprits m'avaient dit qu'en effet vous m'aviez commandé ce service.
« Finalement je me suis rendu compte qu'Omar faisait office de gardien contre la presse, qui affluait pour avoir des photos et des interviews, alors que ni les unes ni les autres n'étaient autorisées. Il faisait chaud mais sans excès. Ezra n'avait pas beaucoup changé. Pendant une demi-heure il m'a chapitré sur les examens d'entrée au collège, et sur le programme que je devais suivre pour réussir. Il m'a parlé de l'anthologie de Marcella Spann et de lui, De Confucius à Cummings*** et m'a dit comment il fallait la prendre ; il m'a montré le Canto 99 qui vient de paraître. Je vous en enverrai un exemplaire la prochaine fois. Et ainsi de suite. Et puis la sirène a rententi à 3h ½ et nous avons fait nos adieux. Ezra m'a embrassé trois fois avec affection, en m'invitant à venir à Brunnenburg. « Allons, pas de tristesse », a dit Ezra.
« Et donc c'en est fini et je me demande si je les reverrai un jour l'un ou l'autre. Et en tout cas ils ont eu votre rose. " C'est pour le Paradiso ", ai-je dit à la fin. »
Hilda Doolittle, Fin du tourment, suivi de Le Livre de Hilda par Ezra Pound, Éditions de La Différence, 1992, pp. 45-46, 49, 52, 63-64. Traduit de l'anglais, présenté et annoté par Jean-Paul Auxeméry.
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* « Tudor a disparu et toute rose. » = « Tudor indeed is gone and every rose » (Canto LXXX).
** Fils d'Ezra Pound et de Dorothy Shakespear-Pound.
*** Confucius to Cummings, anthologie d'Ezra Pound editée par Marcella Spann, New York, New Directions, 1964.
Chère Angèle
La première fois que j’ai entendu parler de Ezra Pound, c’était par Bob Dylan dans les années soixante dans sa "Desolation Row" !
"...Praise be to Nero's Neptune
The Titanic sails at dawn
And everybody's shouting
"Which Side Are You On?"
And Ezra Pound and T.S. Eliot
Fighting in the captain's tower
While calypso singers laugh at them
And fishermen hold flowers
Between the windows of the sea
Where lovely mermaids flow
And nobody has to think too much
About Desolation Row..."
"...Loué soit le Neptune de Néron
Le Titanic navigue à l’aube,
Et tout le monde crie
"Dans quel camp es-tu?"
Et Ezra Pound et T.S. Eliot
Luttent dans la tour du capitaine
Tandis que les chanteurs de calypso rient d’eux
Et que les pêcheurs tiennent des fleurs
Entre les fenêtres de la mer
Où nagent d’adorables sirènes
Et personne ne pense trop
A l’Allée de la désolation..."
Il y a bien sûr un rapport entre le poète folk protest singer et Ezra Pound qui préconisait une poésie qui ne comporte aucun terme abstrait… C’est aussi, me semble-t-il, une caractéristique de votre écriture !
Même si je ne suis pas un spécialiste de poésie (un amateur seulement !), j'aimerais également ajouter que le travail que vous avez entrepris ici même pour évoquer Yves Bonnefoy m’enchante… Mon baccalauréat, hélas, est bien loin et mes images parfois abstraites… Mais j’apprécie tout particulièrement de les voir se mêler aux lignes de vos Terres de Femmes !
Amicizia
Guidu ____
PS : Ecoutez quelques mesures de Desolation Row dans une version de 1995. Bob Dylan a certes vieilli mais il y est toujours très émouvant et je recommande aux lecteurs de TdF de voir No Direction Home : Bob Dylan, un film de Martin Scorsese, DVD Paramount Vidéo, novembre 2005.
Rédigé par : Guidu | 19 avril 2006 à 18:40
Bob Dylan, la voix de l'Amérique subversive. Que n'ont-ils été plus nombreux comme lui... "The answer, my friend, is blowing in the wind"... (I) et (II).
Rédigé par : pascale | 20 avril 2006 à 08:28
Quel bonheur de lire ce type de messages. Voilà qui me requinque pour la journée. Bon, tout n'est pas perdu...
Rédigé par : Yves | 20 avril 2006 à 10:18
Dans le cadre de la programmation La cité des yeux/Une saison italienne, le film de Vanni Ronsisvalle Une heure avec Ezra Pound [Un'ora con Ezra Pound]* (1968) est projeté ce jour (vendredi 3 octobre à 19h30) à la Cinémathèque française (salle Georges Franju). Extrait sur YouTube où Pier Paolo Pasolini lit notamment en italien le Canto LXXXI.
Rédigé par : Agenda culturel de TdF | 03 octobre 2008 à 09:11