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Adresse : Insel-Verlag
Täubehengasse, Leipzig
Prière instante de bien vouloir faire
suivre sans délai à
Rainer Maria Rilke
Exp. : B. Pasternak, Moscou
Moscou, 12.4.26.
Grand et très cher poète !
« Je ne sais quand cette lettre finirait et en quoi elle se distinguerait de la vie si je donnais à des sentiments d’affection, d’admiration et de reconnaissance qui comptent deux décennies, leur pleine expression.
Je vous suis redevable du fond même de mon caractère, de la forme même de mon existence spirituelle. Ils sont votre œuvre. J’ai pour vous les mots que l’on a pour des événements lointains où l’on voit après coup les sources de l’histoire qui semble en découler. La joie impétueuse que suscite en moi la possibilité de vous faire ici mes confidences de poète est aussi extraordinaire que si je la ressentais à propos d’Eschyle ou de Pouchkine, si la chose était pensable. Le sentiment d’un moment intense, inouï du destin, d’une victoire sur l’impossible qui me pénètre en vous écrivant n’est pas accessible à l’expression. Le hasard miraculeux qui m’a fait tomber sous vos yeux m’a secoué. L’apprendre a produit en moi comme un court-circuit intérieur. J’étais seul dans la pièce, tous les miens étaient sortis quand j’ai lu ce passage dans la lettre de L.O. J’ai couru à la fenêtre. Il neigeait. Des gens passaient. Je ne percevais plus rien autour de moi. Je pleurais. Puis mon fils est entré avec sa nounou, ensuite ma femme. Je suis resté silencieux - des heures plus tard j’étais toujours hors d’état de parler […]
Le même jour que ces nouvelles de vous, j’ai reçu, par les voies détournées qui sont les nôtres, un poème écrit avec une vérité, une authenticité dont aucun de nous, aujourd’hui en U.R.S.S., n’est capable. Ce fut le second bouleversement de la journée. Cette poétesse est Marina Tsvétaïeva, une poétesse-née, un grand talent de la race de Desbordes-Valmore. Elle vit dans l’émigration, à Paris. J’aimerais - oh ! je vous en conjure, pardonnez-moi mon audace et cette apparente indiscrétion -, j’aimerais qu’elle vive à son tour quelque chose de pareil à la joie qui m’a inondé grâce à vous. J’imagine ce que serait pour elle un livre de vous, peut-être les Élégies de Duino que je ne connais que par ouï-dire, avec un mot de vous. Oh ! pardonnez-moi, je vous prie ! Mais dans la lumière réfractée de la vaste et profonde contingence, dans l’aveuglement de cet état de joie, j’ose dire que la réfraction est une vérité, que ma prière est exauçable et d’une certaine manière utilisable. Pour qui, en vue de quoi ? Je ne saurais le dire. Peut-être pour le poète qui est contenu dans la poésie et porte à travers les âges des noms différents.
Elle s’appelle Marina Tsvétaïeva et vit à Paris, 10e arr., 8, rue Rouvet. »
Rainer Maria Rilke, Boris Pasternak, Marina Tsvétaïeva, Correspondance à Trois, Gallimard, Collection L’Imaginaire, 2003, pp. 62-63-64-65.
Porte-t-il à travers les âges des noms différents ?
Rien de moins sûr!
Mais là est le début de cette correspondance à trois qui ne finira qu'à la mort de Rilke et qui laissera Pasternak, Tsvétaïeva et Rilke s'exprimer de la façon la plus littéraire qui soit au travers de cet échange épistolaire.
Et pour continuer sur cette affirmation de Pasternak, une réponse de Tsvétaïeva dans sa lettre du 25 juin 1926 :
« J’aurais su persuader Orphée de ne pas se retourner – Orphée se retournant, c’est l’œuvre d’Eurydice. « Mains » à travers tout le couloir des enfers ! Orphée se retournant, c’est soit de l’aveuglement amoureux d’Eurydice incapable de dominer l’amour (vite, vite !) soit (ô Boris, c’est terrible !), tu te souviens de 1923, mars, la montagne et ces lignes :
« il ne faut pas qu’Orphée aille voir Eurydice
Ni que les frères troublent la vie de leurs sœurs…. »
A mon avis, c’est un des passages les plus intenses de cette correspondance, surtout quand on sait que Tsvétaïeva et Rilke ne se rencontreront jamais,
mais comme ils s’aimeront !
Rédigé par : Edith | 12 avril 2006 à 22:59
Rainer Maria -
un jour, j'ai aimé ton âme presque comme l'on aime Dieu. C'était quand la première fois je vécus le Livre d'Heures. Et maintenant, lorsqu'il m'arrive de te rencontrer, je suis triste à la pensée de l'âme prisonnière derrière des murs de conventions. Pourquoi faut-il qu'il en soit toujours ainsi ? Est-ce que pour une fois, une âme ne saurait pas la vivre plus grande, cette vie quotidienne qui vous abaisse - plus grande et plus intérieure:
"CAR LA PAUVRETE EST UNE GRANDE SPLENDEUR VENUE DU DEDANS.."
première lettre écrite en septembre 1918 par Elya Maria Nevar à Rilke. Il s'ensuivit Une Amitié de Rainer Maria Rilke, rapportée et traduite par Marcel Pobé sous forme des lettres échangées par les deux amis et de notes d'Elya, dans un livre publié en 1964 (Albin Michel) que j'ai eu la chance de trouver par hasard.
Et c'est mon premier commentaire sur un blog que je visite comme l'on tourne les pages d'un livre précieux après les avoir lues en respirant mieux!
Rédigé par : Ch | 13 avril 2006 à 00:20
Hier soir j'avais presque terminé ce commentaire que je vais poster mais... un clic a tout effacé !
J'ai éprouvé un frisson en lisant ces mots de Boris Pasternak...
ce qui m'a frappée le plus, c'est d'avoir entrevu l'homme, le père, le mari - que d'enfantine spontanéité quand il exprime toute son admiration et son bonheur ! -, tout en découvrant le regret du poète par excellence d'une U.R.S.S. de ce temps-là..."un poème écrit avec une vérité, une authenticité dont aucun de nous, aujourd’hui en U.R.S.S., n’est capable."
Et quelle différence d'aujourd'hui de faire une recommandation !
afin qu'une fille, une poétesse, puisse recevoir
- pas un bijou, pas un diamant, pas une fourrure -
mais "un livre de vous... avec un mot de vous".
amitiés.
Rédigé par : madeinfranca | 13 avril 2006 à 06:41
Orphée, cher à votre coeur, il me semble, Edith ?
Rédigé par : pascale | 13 avril 2006 à 10:42
Pas au point de rendre Eurydice jalouse tout de même ?
« Che farò senza Euridice ?
Dove andrò senza il mio ben ? »
[Source]
Rédigé par : Yves | 13 avril 2006 à 14:02
"Vieille est la race des amants séparés".
Rédigé par : Angèle | 13 avril 2006 à 16:09
Quel régal pour l'esprit et les oreilles. Magnifique ! Merci à tous deux pour la beauté des mots lus (Sylvie Germain et sa riche écriture) et écoutés.
A très bientôt.
Amitiés,
Rédigé par : pascale | 13 avril 2006 à 16:40
"Un jour que j'écoutais Kathleen Ferrier, j'ai eu peur que Jérôme ne fût plus de ce monde. Et qui me l'aurait fait savoir ? Je ne l'avais plus revu depuis vingt ans.
Ce jour où j'ai eu peur, j'ai mené mon enquête : il était vivant.
"Che faro senza Euridice ?"
Que ferai-je sans Eurydice ? chantait Kathleen Ferrier de sa voix de jeune homme."
Elisabeth Motsch, La ville orange, Actes Sud, 2001, p. 131.
Lecture chaudement recommandée à tous, à toi en particulier Angèle.
Rédigé par : pascale | 27 avril 2006 à 13:15