Pulchra... sed nigra
Elle relit La Princesse de Mantoue de Marie Ferranti. Elle parcourt la première page. Elle s’interrompt au bout de quelques lignes. Elle jette à la hâte sur son cahier à spirales les remarques de Barbara de Brandebourg. Les remarques que la Princesse se fait au sujet du portrait que le peintre Mantegna est en train d’exécuter pour elle, à sa demande. Elle, Barbara, dans la Camera Depicta du château San Giorgio.
Elle lit : « Le regard des autres est sans indulgence pour nos défauts et celui de Mantegna est impitoyable. Je lui en sais gré. La dureté, dans le domaine des arts, est une vertu et il est bon parfois de se voir tel que l’on est. Ma stupeur vient cependant que l’on me reconnaisse là où moi-même je crois voir une étrangère. Cela donne lieu à des méditations plus profondes. »
Ce début de roman la laisse perplexe. Les quelques lignes qu’elle vient de recopier sur son carnet, la conduisent en Israël. Dix années en arrière. Elle retrouve le froid vif de ce jour-là de février. Un ciel plombé de gris pèse sur Jérusalem. Les murailles de la ville déchiquètent l’espace crénelé. Par où entrer ? Par la première porte qui se présente à elle, la plus proche. La porte de Jaffa.
Elle se souvient de son regard sur l’agitation ailée des faubourgs, sur le va-et-vient incompréhensible des motos, des vélos, des charrettes et des ânes. Elle ne comprend rien au vacarme qui l’enveloppe. Quelque chose lui échappe. Sans se retourner, elle s’engouffre dans les venelles de la vieille ville. Un autre monde s’ouvre à elle. Au hasard des ruelles, ils croisent des jérusalamites pressés, djellabas de couleur et redingotes noires, des jeunes gens en tee-shirt délavés et des jeunes filles portant le voile. Toute une population affairée qui se perd dans un labyrinthe serré.
Ils errent longtemps, à la recherche de leur histoire. A la recherche d’une part de leur âme. Les vieux murs absorbent leur présence et leur renvoie, par intervalles, leur image. Au détour d’une ruelle bordée de boutiques obscures, elle s’arrête devant l’atelier d’un peintre. Un portraitiste dont les œuvres passées encombrent la vitrine. Il y a là, exposés pêle-mêle, des lavis et des sanguines, toute une galerie de vieillards burinés par les grimaces du temps. Elle voudrait pousser la porte mais elle hésite. Quelque chose la retient d’entrer. Enfin, elle se décide. La porte grince. Elle emprunte des escaliers branlants, reste en suspens dans un entre-deux inconfortable, puis s’enhardit. Une tanière obscure qui sent la poussière et l'essence de térébenthine, s’ouvre devant elle.
Le jérusalamite lève la tête de dessus sa toile. Il la scrute de ses petits yeux vifs, goguenards et interrogateurs. Son visage est semblable à ceux qu’il peint, semblable aussi aux portraits de Rembrandt, noyé de lumière inquiétante. Tête de vieillard juif. Son chapeau et sa redingote d’ashkénaze pendent à un portemanteau en bec d’aigle. Tout est sombre. L’homme et son atelier. Elle voudrait faire demi-tour, mais il est trop tard. Encore quelques pas et la voilà enclose dans ce réduit où toiles et bocaux, chevalets et pinceaux s’enchevêtrent dans un désordre inextricable. Sans vraiment s’interrompre, il lui demande ce qu’elle désire. Elle a presque oublié. Elle ne sait plus. Elle vacille sans trop savoir pourquoi. Elle se trouve ridicule. Elle se cabre. Il s’impatiente. Que peut-il pour elle ? Ce qu’elle veut, c’est son portrait. Elle se résoud à le lui dire. Il lui fait signe de s’approcher. Elle retrouve un peu d’assurance, confiante dans la beauté de son visage, dans la régularité de ses traits. Si elle veut bien prendre place, voici la chaise. Mais il lui faut enlever son manteau. Elle obéit, silencieuse. Elle s’installe. Il veut son visage de trois-quarts. Elle se détend. Elle pose, calme soudain, et réfléchie. Elle pense à la jeunesse de ses traits. Elle étudie du coin de l’œil la peau parcheminée du vieillard. Puis elle s’absorbe en elle-même, attentive aux seuls crissements du crayon rageur sur le papier. Elle attend fébrilement de voir ce qu’il va ressortir du regard aigu du peintre. Il crayonne à traits vifs, sans prêter attention à son modèle. Elle est lasse de l’immobilité qu’il lui impose. Ne pas bouger. Devoir contrôler ses traits. Ou plutôt penser qu’il lui faut les contenir dans une expression figée une fois pour toutes. Ne rien déranger. Encore quelques coups de mine. Les derniers. Le crayon s’immobilise. La tête chenue se redresse. Elle perçoit la dureté du regard, le visage fermé. Le vieux jérusalamite lui tend son œuvre.
Est-ce bien elle ? Ne s’est-il pas trompé ? Elle ne comprend pas. Il n’y avait personne d’autre dans l’atelier. Elle cherche à s’en assurer en se tournant, à droite et à gauche. Non, c’est bien d’elle qu’il s’agit. Elle est cette vieille femme dont il lui tend l’image. Une vieille aux traits ravagés par les chagrins. Au regard triste mangé par des paupières lourdes. Elle se reconnaît. Elle reconnaît ce qu’elle va devenir. C’est cela son visage. Son vrai visage. Un visage flétri et torturé ! Elle reçoit en pleine lumière son désespoir. Pareil à une salve de balles. Il gicle et l’éclabousse de toute une violence révélée. Dans ce miroir sans reflets, elle se voit. Elle se voit telle qu’elle est. Laide et vieille, usée, avilie. Elle chancelle sous le poids de cette vérité. La faille obscure qui gît en elle refait surface. Extirpée par les pouvoirs de cet homme. Un sorcier. Un magicien cruel et sans pitié. Elle avait imaginé qu’il rendrait hommage à sa beauté. Il la renvoie à sa laideur. Il n’a fait qu’anticiper de quelques années ce qu’elle sera. Insensible à son désarroi, il lui offre une âme meurtrie. Une âme aigrie par les désillusions. Pervertie par les mensonges. Il a lu en elle ses déceptions et ses compromissions. Derrière le visage d’ange, le vieil homme a percé à jour l’amertume du cœur. Impassible, il lui fait face. Laquelle des deux femmes continue-t-il de voir ? Celle qui s’est livrée à lui, si ingénument ? Et révélée sans le savoir ? Elle veut échapper au plus vite à son regard de renard. Elle lui paie son dû, redoutant le contact de sa main. Elle ne pense plus qu’à se dérober. Fuir. Fuir. Elle se sent la proie d’une insoutenable souffrance. Les muscles de son visage se raidissent sous l’effort qu’elle fait pour ne pas céder aux larmes. Elle reprend les escaliers tortueux, serrant contre elle les hiéroglyphes jaunis du papier journal. Qui ensevelit le portrait hideux de son double noir.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Récit touchant, d'une réelle cruauté - on songe au Chef-d'oeuvre inconnu de Balzac - mais contre lequel je me permets d'élever une modeste protestation : je ne suis pas sûr qu'on puisse assimiler jeunesse et beauté, et par contraste vieillesse et laideur. La beauté d'une femme peut apparaître à tout âge, et telle qu'on avait vue ordinaire à 30 ans est magnifique à 50 - et ainsi des hommes. La peur de l'âge n'aurait-elle pas d'autres racines que la crainte de perdre la beauté ? - JM.
Rédigé par : Jean-Marie | 25 mars 2006 à 01:11
Oui, Jean-Marie, c'est certain, un récit très balzacien, comme Angèle et moi avons eu le loisir de nous le dire. Le Chef-d'oeuvre inconnu, oui, mais aussi la boutique de l'antiquaire de La Peau de chagrin. Mais, à mon sens, la pertinence n'est pas dans l'opposition beauté-jeunesse/vieillesse-laideur, mais dans une autre, plus intolérable, voire plus infernale : beauté physique/laideur et perversion de l'âme, et ce quel que soit l'âge.
Rédigé par : Yves | 25 mars 2006 à 01:24
Balzac oui, mais aussi Oscar Wilde et le célèbre Dorian Gray. D'or et de gris, de brillant et de morne, la gloire, la richesse et la décrépitude, le resplendissant et, si on n'y prend garde, comme l'héroïne du récit, l'amer.... Voilà matière à réflexion...
Rédigé par : pascale | 25 mars 2006 à 13:35
Oui, Pascale, Oscar Wilde bien sûr et son fascinant Dorian Gray. Un roman de l'androgyne et de la duplicité, de la beauté et de la noirceur (je pense à l'instant même aux Fleurs du Mal). Je connaissais mon Dorian presque par coeur à une époque. Je suis restée très marquée par le dix-neuvième siècle, tant en littérature qu'en peinture. C'est un siècle qui continue de m'habiter à mes heures. Alors, Balzac, bien sûr, mais aussi Edgar Poe dans le Portrait ovale. Pour ne citer que les textes les plus connus.
Rédigé par : Angèle | 25 mars 2006 à 15:07
S'envisager/dévisagée
se figurer/défigurée
des visages/des figures
un corps/des blessures
peau/d'âme
Rédigé par : chrysalide | 31 mars 2006 à 22:32
=> Chrysalide
À l’orée du visage la vie
figures de l’âme à nu
dans le corps gourmand
de la figue
blessures et bleus
en fugue de sang
désir
vibrant désir
de vie
Rédigé par : Angèle Paoli | 03 avril 2006 à 21:03