LE MAGICIEN DE MAJORQUE
Elle découvre l’île noire. Les étendues sublunaires, trouées de part en part de fissures profondes, les cratères, lèvres retroussées. Des rideaux de fleurs luxuriantes s’enchevêtrent qui retombent par endroits vers le sol de cendres froides.
Ils roulent dans une jeep cahotante. Les étendues se succèdent, toutes semblables. Elle ne veut rien perdre. Elle boit des yeux les étendues de lave désertiques. Et ce ciel bleu. D’un bleu dur et coupant. Un bleu qui cisaille le regard et impose de fermer les paupières de temps à autre. Elle s’abrite derrière ses cils. Une forme oblongue se dessine à l’horizon, qui surgit de derrière un cratère. Il lui semble reconnaître la silhouette familière de Ramon Llull. Un homme étrange que Ramon Llull. Un homme de grand renom, philosophe et magicien, versé dans la cabale et l’alchimie. La jeep s’arrête soudain, dans une série de hoquets. Une fusée lunaire surgit devant eux. Un départ prochain est annoncé par un panneau clignotant. Elle veut à tout prix monter dans l’engin. Elle insiste. Il leur faut se hâter avant que toutes les places ne soient prises. Heureusement, les volontaires sont peu nombreux. Sans doute le voyage est-il quelque peu dissuasif.
Ils se hissent à l’intérieur de la capsule et rejoignent la plateforme circulaire. Elle se dirige vers la grande baie panoramique et se colle contre une rampe qui court le long des vitres. Au sol, plaqués sur les étendues de lave, des escargots géants tracent leur sillon argenté. Une voix indolore annonce l’imminence du décollage. Il faut s’arrimer dans des sangles de cuir. Les secousses provoquées par l’allumage de la fusée et par son lancement vont être violentes. Comme toujours lorsqu’elle a peur, elle ferme les yeux. Et si elle avait présumé de sa capacité à résister ? Comme toujours aussi, elle cherche à se rassurer dans le regard de son compagnon. Il l’enserre dans ses bras. Elle se cale contre lui. Elle éprouve au plus près la chaleur réconfortante de son corps. Elle en reconnaît toute la souplesse et l’élasticité. Elle ne risque rien. Elle peut rouvrir les yeux et profiter du spectacle. Une secousse brutale vient démentir cet apaisement provisoire. Les corps malmenés des voyageurs sont propulsés vers le plafond. Puis s’enfoncent à travers le plancher. La fusée monte dans le ciel à une vitesse vertigineuse. L’horizon bascule. Le paysage se délite dans un vacarme assourdissant de turbines. Des cratères et des ovales se succèdent dans un toboggan de formes et de tailles diverses. Des architectures inquiétantes dressent leurs lignes vers le ciel.
La fusée se met à l’horizontale. Les corps s’adaptent sans effort à cette nouvelle position. Ils perdent en altitude. Des cathédrales découpent leurs flèches fuselées, incrustées de gemmes qui rutilent sous les rais de soleil. La fusée s’engage entre deux rangées de gratte-ciel aveugles. Elle n’a jamais vu pareil décor que dans ses rêves. Elle découvre des places ciselées aux façades de cristaux hardiment biseautés. Certaines sont hérissées de pignons et de clochetons de pierre guillochés avec art. Elle cherche à surprendre un habitant, un enfant, un chien, un arbre. Rien. La ville est belle mais déserte. Personne dans les rues, ni aux fenêtres. Un silence abyssal enveloppe la capsule. Elle ne sait si un même silence s’étend à l’extérieur. Quelque chose change pourtant à leur passage. Des fleurs géantes poussent ici et là, des fleurs carnivores qui envahissent les places à leur approche. Les fleurs dressent leurs hampes en spirales. Les inflorescences s’ouvrent puis se rétractent et disparaissent dans la masse obscure de la croûte terrestre. De nouvelles espèces surgissent, sensibles à la génération spontanée, puis s’abolissent sur leur passage. Les yeux rivés aux vitrages glauques de la fusée, elle surveille le surgissement des failles et des fissures. L’engin cosmique contourne les escargots géants qui tendent leurs radars en direction de la carcasse de l’engin. Pourvu que leur sillon argenté ne l’absorbe pas, qu’il résiste à l’attraction de la bave hermaphrodite de leurs molécules actives. Les bulles en fusion explosent sous l’effet dissolvant des gaz lacrymogènes expulsés par la soute de l’engin.
Elle observe, figée, le mystère de ces exubérances. Son cœur, peut-être, et l’ensemble de ses organes sont-ils à l’image de ces pustules spontanées qui éclatent sans avoir pris le temps de vivre à la lumière ? Un kachlax volumineux arpente la carapace de son jumeau puis la renverse. Ventouse contre ventouse, bave contre bave, antennes mêlées, les conjoints ondulent en une danse lente sur les crevasses de la croûte terrestre qui se creuse sur leur sillage. Le sillon s’élargit. Ses parois lisses et glissantes s’écartent. Le couple hermaphrodite s’agrippe aux fissures invisibles du sol. Une bouche béante ouvre son four, avale les vulves liquoreuses qui répandent alentour leur salive insipide et salée. Les couples hermaphrodites pullulent. Des monticules de coquilles en spirales surgissent sur l’île endolorie. La végétation s’amenuise progressivement. Il ne reste que des épineux désargentés qui hérissent leurs piques puis se rétractent. Un silence oppressant enveloppe la danse muette des gastéropodes. L’engin attiré par cette mouvante vague, tente de gagner en espace, en équilibre et en linéarité horizontale. Soudain la capsule fend l’air compressé entre deux immeubles. Les vitres explosent. Le verre gicle en geyser hors des tubulures de métal, puis retombe en mille éclats dans un choc de cristal.
Des silhouettes longilignes surgissent des corridors puis s’effacent. Par groupes de trois ou de quatre, les magiciens noirs s’avancent sur la place centrale. Parmi eux, Ramon Llull, sensible aux éclats de poussière solaire, traduit les arcanes du ciel. Ses manches amples balayent l’horizon des chiffres. Il jette à l’assaut des montagnes des échelles transversales. L’île majestueuse s’abîme dans ses flots. Les secrets du temps s’équationnent en silence.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Alors aujourd'hui les spirales et circonvolutions de Guidu m'évoquent un autre grand G, j'ai nommé Gaudi...
Rédigé par : pascale | 13 mars 2006 à 15:26
Oui, Guidu est un lecteur très attentif. Il ne lui a pas échappé que Ramon Llull est catalan, mais surtout, il a remarqué cette phrase. Bien évidemment transparente pour lui, l'architecte :
"Des cathédrales découpent leurs flèches fuselées, incrustées de gemmes qui rutilent sous les rais de soleil. [...] Elle découvre des places ciselées aux façades de cristaux hardiment biseautés. Certaines sont hérissées de pignons et de clochetons de pierre guillochés avec art."
Rédigé par : Yves | 13 mars 2006 à 18:54
Angèle, il faut que je te dise... Quand j'ai commencé à lire ce texte, je n'avais point regardé avant qui l'avait signé, ni dans quelle catégorie il se situait. J'ai entamé ma lecture et puis voilà... en me disant rapidement que c'était bien écrit et que je m'empresserais certainement de dénicher le livre en question dont était tiré ce texte, parce que je l'ai trouvé beau, riche, envoûtant, avec une pointe de sensualité, de nostalgie et de crainte, le juste dosage... puis j'achève ma lecture et je vois qu'il est de toi et... bravo! Je suis sous le charme!
Rédigé par : Marielle | 14 mars 2006 à 17:12