Ph., G.AdC
UN MAÎTRE DE LA PIERRE ANGULAIRE
Dans
Première Heure, un recueil de textes inspirés par ses lectures bibliques quotidiennes,
Erri De Luca réaffirme sa passion pour l’hébreu ancien, langue qui fut pour lui celle de ses aïeux. Langue que l’auteur napolitain a apprise sur le tard, et qui lui permet, tous les matins, avant d’entrer en activité, d’accueillir, « la tête vide et lente, les paroles sacrées ». Comme d’autres font dès l’aube leur séance de yoga, lui, Erri De Luca, modeste ouvrier maçon et non-croyant, ancien responsable du service d’ordre de Lotta Continua, s’adonne au plaisir de faire rouler dans sa bouche, comme un « noyau d’olive »*, l’hébreu ancien. Chaque jour donc, avant de se lancer dans la vie, l’homme s’interroge, « investigateur dilettante », sur les versets bibliques choisis. Bienfaitrice et généreuse quête qui commence par une appropriation du phrasé. Et donc par un rituel récitatif. Celui-là même qui lui permet de construire sa respiration. Et de restaurer son souffle lorsqu’il sent la force lui manquer.
« Cashàl còah hassabbàl
ve heafár arbè
Veanàcnu lo nucàl
Livnòt bahomà »
(page 19)
Traduction d’Erri De Luca :
« Manque force au manœuvre
et la poussière est grande
et nous n’arriverons pas
à construire dans le mur »
Tel est le chant des maçons, depuis les origines jusqu’à ce maçon des mots napolitain. Dont on comprend, en l’écoutant, le prix à accorder à chaque mot et à chaque syllabe. À chaque ponctuation, à chaque accent, à chaque signe diacritique. À chaque répétition et à chaque écart. Un quart de souffle peut changer du tout au tout le sens du texte ! Car le sens caché survient parfois par surcroît. Lorsque l’olive, longtemps roulée sous la langue, sucée, décortiquée enfin, rend son jus. Sucré salé. Et que surgit le noyau formant avec d’autres un long chapelet de mots. Mots en écho, mots chiffrés, mots calculés, dont seule une longue et bienheureuse patience permet tout juste d’entrapercevoir les indéchiffrables secrets. Bouleversant !
Mais il ne faudrait pas imaginer qu’Erri De Luca s’en tienne à la musique interne du chant biblique. Aux harmoniques et aux répons. Non ! Ce serait un contresens que de penser cela. Avec modestie, en maçon consciencieux, Erri De Luca construit, brique après brique, sa philosophie de vie. Une façon toute personnelle de combiner ses contradictions, ses antagonismes. Erri De Luca ? Un maître à penser et à vivre que ce maître de la pierre angulaire !
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Noyau d’olive, titre d’un autre recueil de textes d’Erri De Luca, publié chez Gallimard, Collection Arcades, en février 2004.
EXTRAIT
El est avec nous
Immanuel veut dire : El est avec nous. El est l’abréviation d’Elohim, un des noms de Dieu de l’Ancien Testament. Immanuel est un nom qui a fait beaucoup de chemin avant sa transcription dans le registre de l’état civil. Bien des gens s’appellent Emmanuel ou Emmanuelle. Mais dans l’Ecriture sainte personne n’a osé confier ce nom à un être humain. Il est resté sans porteurs. C’est aussi un nom qui a fait fausse route. Les nazis l’utilisèrent pour leur slogan : « Gott mit uns », « Dieu avec nous », traduction d’Immanu El. Ils le crièrent et le prétendirent, mais Dieu n’était pas avec eux, même si, pendant un temps suffisant pour exterminer des millions de personnes, il a semblé que Dieu n’était avec personne. Alors, tandis que les bourreaux s’enivraient de l’erreur de croire Dieu avec eux, les victimes répétaient la question désespérée de David au psaume 22 : « Eli, Eli, lama azavtáni », « Mon El, mon El, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Entre cette phrase et l’Immanu El, entre l’étonnement de l’abandon et la certitude d’un Dieu près de soi, s’échelonnent toutes les positions de la personne de foi. Chacune d’elles, au moins une fois dans sa vie, a fait l’expérience personnelle des deux phrases.
Dans Isaïe, l’histoire du nom d’Immanu El est claire. Ahaz, roi de Jérusalem, est effrayé par l’arrivée de l’armée ennemie. Alors, Dieu l’exhorte, par l’entremise d’Isaïe, à demander un signe, qui vienne du profond et d’en haut. Mais Ahaz a peur de demander, de mettre Dieu à l’épreuve. Alors, on entend, par la bouche d’Isaïe : « Donnera Adonai [autre nom de Dieu] lui-même un signe, voici que la jeune fille accouche et fait naître un fils et lui donnera le nom d'Immanu El » (Is 7, 14). C’est ce qui est écrit. Ce sera une jeune fille, almà en hébreu, qui donnera le signe de temps solennels. De plus, par ces vers, nous savons que le signe viendra quand personne n’osera le demander. Voilà pourquoi personne alors n’a appelé son fils Immanu El : nul n’osait évoquer ce signe mystérieux. Les noms propres sont parfois chargés d’histoires grandioses et on redoute un peu de les transmettre aux nouveau-nés.
Erri De Luca, Première heure, id., page 77.
De fil en aiguille, est-ce que la lumière se brode, se fredonne ou s'édifie ?
Yerushalaïm shel zahav
Veshel nekhoshet veshel or,
(...) Ani kinor
Jérusalem d'or, et de bronze et de lumière (...) je suis un violon
Voilà qui rappelle les vieux chants et les pierres,
Angèle, j'adore Erri De Luca, du bonheur juste
Amitiés
Syl
Rédigé par : Sylvie Saliceti | 16 septembre 2010 à 11:55
"Un bonheur juste", Sylvie, qui se construit jour après jour, comme une broderie, à partir de la lecture de la Bible, comme d'autres commencent leur journée par une séance de yoga.
je t'embrasse
Angèle
Rédigé par : Angele Paoli | 18 septembre 2010 à 22:16