Le 28 mars 1941, Virginia Woolf met fin à ses jours en se noyant dans la rivière Ouse, près de sa maison de campagne de Monks House.
Pour celle qui s’était fixé comme tâche "d’exprimer la vie, la mort, le folie" et de critiquer le système social en le montrant à l’œuvre dans toute son intensité, l’Angleterre encore victorienne, laminée par l’imminence de la Seconde Guerre mondiale, allait constituer un contexte historique dans lequel l’auteur du Journal et d’Une chambre à soi perdrait souvent le contact avec ses émotions. Intellectuelle à la beauté austère, à la malice fugitive, à la transparence opaque, Virginia Woolf fut authentique dans sa vie et dans ses relations humaines, comme dans l’intérieur de ses maisons, frais et civilisé. Aux prises avec la folie et ses demeures, seule, face à l’hostilité du monde et à la jungle de l’œuvre "rugissant d’innombrables paroles", elle ne cessera de s’opposer à la pétrification de la vie. Plus qu’une féministe avant la lettre, elle fut une femme aux vies multiples. Certaines n’ont voulu voir en elle qu’une bourgeoise mondaine, une socialiste militante, une redoutable pamphlétaire, un éditeur jaloux de ses contemporains. Ne fut-elle pas une lectrice attentive, "ordinaire", comme elle aimait à le rappeler, de Montaigne et de Conrad, de Poe, de Tolstoï ? Un esprit libre et cultivé ? Une révoltée qui conseillait de jeter sur le vieux monde "des brassées de feuilles mortes en flammes" ? Une romancière pour qui écrire était "le désespoir même" ? Une femme amoureuse, traversant son siècle comme Orlando, en accumulant les sensations, assoiffée de vie, de poésie ; opposant aux entraves de la mort les "allumettes inopinément frottées dans le noir des petits miracles quotidiens" ? […] Une femme chaleureuse, drôle, primesautière, passionnée, qui écrivait : "J’aime boire du champagne et devenir follement exaltée". Quant à son suicide, dans les eaux glacées de l’Ouse, les poches de sa veste lestées de pierres, ne signifiait-il pas qu’elle aimait par-dessus tout la vie ? Gérard de Cortanze, Magazine Littéraire, N° 275, mars 1990, page 16. Hypnotisée par la force du regard qu’il plongeait dans le sien, elle répéta : " Si nous étions tous les deux au sommet d’un rocher… " Être précipitée dans la mer, baignée, ballottée par les eaux, promenée parmi les racines du monde, cette idée la séduisait par son incohérence. Elle se leva d’un bond et se mit à aller et venir, bousculant, repoussant chaises et tables comme si vraiment elle se débattait au fond de l’eau. Il prenait plaisir à l’observer. Elle semblait se frayer un passage, écarter triomphalement les obstacles qui pouvaient entraver sa progression à travers l’existence […] Il la saisit au passage, la serra dans ses bras et ils commencèrent à se mesurer, s’imaginant au sommet d’un rocher, au-dessus d’une mer houleuse. Elle finit par se laisser vaincre et resta à terre, haletante et criant merci. "Je suis une ondine! Je sais nager, le jeu n’est pas fini!" reprit-elle ensuite. Sa robe était déchirée et, la paix étant rétablie, elle alla chercher une aiguille et du fil pour la raccommoder. Virginia Woolf, La Traversée des apparences, Livre de Poche, 1977, pp. 468-469. Même moi, qui évoluais par moments dans un océan de joie, je n’aurais pu dire que cela : "Je ne désire rien de plus", ni imaginer rien qui pût être meilleur. J’avais seulement ce sentiment un peu superstitieux que les dieux, lorsqu’ils ont accordé le bonheur, le regrettent. Mais pas si vous l’avez atteint par des voies inattendues. Virginia Woolf, Journal d'un écrivain, Bibliothèques 10/18, Christian Bourgois éditeur, 2000, pp. 124-125. |
Retour au répertoire du numéro de mars 2006
Retour à l' index de l'éphéméride culturelle
Retour à l' index des auteurs
Je frissonne en lisant ces lignes prémonitoires...
Rédigé par : pascale | 29 mars 2006 à 08:51
Oui, Pascale, et il y en a bien d'autres passages, disséminés dans les pages des romans de Virginia. Ils affleurent, ici et là, comme autant d'écueils qui jalonnent la dérive de la pensée.
Le thème de l'eau, tout comme celui de la lumière, est récurrent dans les romans de Virginia Woolf, chargé d'ambivalences, oscillant entre transparence et opacité. Et l'eau, intimement liée à l'écriture, "épouse le mouvement de la houle. Qui, dans son oscillation perpétuelle, unit les mondes du dessus aux mondes immergés." L'écriture de Virginia Woolf "rend visible les questions existentielles que charrie le courant de la conscience". Une écriture qui n'a pas besoin de se penser au féminin pour rejoindre l'universel.
Rédigé par : Angèle | 29 mars 2006 à 12:45
"To the lighthouse", l'eau et la lumière, oui, tu as tout à fait raison, Angèle.
Rédigé par : pascale | 29 mars 2006 à 17:44