Julia Kristeva Ph., G.AdC
Paris, lundi 17 mars 1997 Chère Catherine, « […] On connaît la tragédie des jeux de miroirs et des règlements de comptes qui transforment subrepticement les fées en sorcières, les mères bienfaisantes en mères mortes ou en horribles marâtres… Plus encore, la mère reste aussi une femme, avec ses désirs et son « faire » érotique ou professionnel, et cette tension de l’existence (cette bisexualité si tu préfères) ne cesse de s’immiscer dans la sérénité de son lien à l’enfant. Lien chaud, conflictuel, lourd de tous les bruits du monde. Et heureusement ! Sans cette part pulsante, active, phallique de l’amour maternel, d’où viendrait l’appel du langage, l’élan de l’arrachement, cette érection (oui, je dis le mot et le souligne) qui leur permettent de se tenir debout, la mère et le bébé, de se transcender vers un tiers ? Bref, la femme et le Phallus : revoici le scandale que nos amies féministes ont tant stigmatisé, en rejetant le vieux Freud dans la foulée ! […] On a voulu […] spéculer sur « l’universalité de la nature féminine » de chacun et de chacune, etc. ; en oubliant que les êtres humains sont des êtres parlants, psychosomatiques, et que la bisexualité dont on parle, dont tu parles, se modèle dans les liens aux autres, qu’elle est donc une bisexualité en dernière instance psychique […] En fait, si la bisexualité psychique existe, c’est bien parce que les femmes, comme les hommes mais autrement, n’ignorent pas le Phallus, le gros mot est lâché, quelle histoire ! Que le Phallus soit un sacré fondamental, peut-être même le sacré par excellence, de nombreux cultes l’attestent, du Dionysos grec au lingam des Hindous. Le voilement et le dévoilement des mystères furent souvent, sinon d’abord, un dévoilement et un voilement du Phallus, chez les Romains notamment […] Pourquoi l’organe mâle se prête-t-il à cette troublante partie de cache-cache ? Parce qu’il est visible, preuve apparente de la jouissance et de la fécondité ? Sans doute. Mais aussi parce qu’il se détache, c’est le cas de le dire. Détachable, il est susceptible d’apparaître/disparaître, d’être présent/absent ; et de ce fait d’inscrire à même le corps l’opposition qui est la condition minimale du sens: oui/non, un/zéro, être/non être. On pourrait dire que l’organe mâle « incarne » des potentialités qui font de lui… notre ordinateur corporel… Extraordinaire rencontre que cette expérience phallique où la physiologie rejoint la symbolisation. Car ce que l’on appelle un Phallus, c’est précisément cette coprésence sexualité/pensée qui spécifie notre condition humaine - nous ne sommes ni pur corps biologique ou animal, ni pur esprit, mais la conjonction des pulsions et du sens, leur tension réciproque : sacrée tension ! » Catherine Clément/Julia Kristeva, Le Féminin et le Sacré, Stock, 1998, pp. 95-97. |
■ Voir aussi ▼ → (sur Terres de femmes) le Portrait de Julia Kristeva dans la Galerie Visages de femmes (+ deux extraits : Soleil noir. Dépression et mélancolie et Au risque de la pensée) |
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"Détachable, il est susceptible d’apparaître/disparaître, d’être présent/absent ; et de ce fait d’inscrire à même le corps l’opposition qui est la condition minimale du sens: oui/non, un/zéro, être/non être. "
J'aime beaucoup cette phrase : pour sa concision, son point-virgule, sa justesse, sa métaphysique.
Rédigé par : Papotine | 18 mars 2006 à 14:36