Michel Morange interviewé par Yves Thomas,
l'éditeur-webmestre de Terres de femmes
Café Santé de l'Inserm du 26 janvier 2006
« Il n'y a aucun doute qu'il y a eu ces dernières années une dégradation de la rationalité dans le milieu scientifique. Elle est très probablement le résultat d'une spécialisation excessive, tant dans la formation que dans l'activité de recherche elle-même, et d'une perte de la culture générale. [...] Cet affaiblissement de la rationalité a des conséquences graves, en particulier dans les rapports que la science entretient avec le public. »
Michel Morange, Les Secrets du vivant, Collection Sciences et société, Editions La Découverte, 2005, page 206.
DE LA POLYPHONIE EXPLICATIVE
Chercheur en biologie moléculaire et professeur à l’École normale supérieure où il dirige le centre Cavaillès d’histoire et de philosophie des sciences, Michel Morange est l’auteur de plusieurs ouvrages fondamentaux dans le domaine de la biologie : La Part des gènes (Odile Jacob, Paris 1998), La Vie expliquée ? 50 ans après la double hélice (Odile Jacob, 2003) et, récemment, Les Secrets du vivant/Contre la pensée unique (La Découverte, Paris, septembre 2005). Ouvrage autour duquel, le jeudi 26 janvier dernier, l’Inserm a organisé un débat au Café des Editeurs, à Paris, dans le cadre des « Cafés Santé ».
Passionné d’histoire des sciences, Michel Morange souligne la nécessité absolue qu’il y a aujourd’hui à relier les sciences à la philosophie des sciences, comme elles l’étaient au XVIIe et au XVIIIe siècles. Si la science reconnaît aujourd’hui la nécessité d’une réflexion philosophique, celle-ci doit également s’appliquer au domaine de la biologie. Pour autant, si la philosophie doit être attentive à ce que fait la science, elle doit s’interdire d’être par trop normative, c'est-à-dire d’en fixer préalablement les règles ou dire à la science ce qu’elle doit faire. L’idéal consiste en un constant va-et-vient d’un domaine de réflexion à l’autre. D’où, selon Michel Morange, la nécessité de mettre au jour les grands schèmes interprétatifs des sciences du vivant, de les décrire, et de démontrer ce en quoi leur mise en commun et leur articulation sont indispensables pour le progrès des connaissances.
Expliquer, articuler : ces termes sont récurrents sous la plume de l’auteur.
« Expliquer, c'est faire apparaître des raisons là où il n'y a que des faits. » Etymologiquement, le terme expliquer vient du verbe latin « plicare » : « déplier ». Verbe qui est lui-même l’intensif de « plexere » : « tresser », « enlacer ». Cette étymologie montre bien qu’une explication est souvent plurielle et implique le dépliement d’une longue chaîne de rationalité.
Selon les principes d’épistémologie, bien clarifiés en 1938 par Gaston Bachelard dans La Formation de l’Esprit scientifique, la notion d’explication peut et doit aussi s’appliquer au domaine scientifique. Mais une explication unique ne saurait suffire. Plusieurs schèmes explicatifs, plusieurs principes d’intelligibilité doivent pouvoir cohabiter au sein de chaque discipline scientifique. Et de la biologie en particulier. Une approche que s’interdisent nombre de chercheurs d’aujourd’hui, qui se refusent à sortir de leur champ d’explication. Un aveuglement que Michel Morange dénonce sous le vocable de « viscosité » (page 199). S’il existe, dans le domaine scientifique comme dans d’autres disciplines, des schèmes explicatifs dominants qui semblent en exclure d’autres, il est toutefois indispensable de tendre à les rendre moins hégémoniques, de chercher à les articuler et, dans la mesure du possible, à les confronter en un contrepoint harmonieux. D’où l’expression de « polyphonie explicative » qui revient souvent sous la plume de Michel Morange. S’y refuser, c’est s’interdire à terme tout progrès des sciences et ne pas répondre à l'exigence éthique que requiert toute démarche scientifique.
Mais si expliquer est fondamental, le plaisir d’expliquer doit l’être tout autant. Plaisir intellectuel vif, d’ouvrir vers quelque chose qui demeurait jusqu’alors inaccessible. Donner accès à la complexité. Un art dans lequel Michel Morange excelle. Avec beaucoup de rigueur, de finesse et de pédagogie.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Voir aussi le compte-rendu d'un autre Café Santé de l'Inserm : L’autisme. De la recherche à la pratique. |
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Quel plaisir Yves de te revoir, même en photo...
tendres pensées à tous les deux
Rédigé par : double je | 01 février 2006 à 13:43
Le secret du vivant - contre la pensée unique en biologie. Vaste sujet aux implications énormes.
Il fut une époque où les scientifiques étaient des hommes de lettres, des philosophes, des hommes dont le savoir était très large, aux disciplines multiples, leurs connaissances touchaient à tous les domaines. Certes, les technologies n'étaient pas aussi avancées que de nos jours.
Les scientifiques d'aujourd'hui se cantonneraient-ils à quelques domaines, ou du moins à leur spécialité, dans leur pré carré ? Est-ce à dire que plus les technologies se développent, plus les connaissances qui en découlent s'affinent et se multiplient, nécessitant une telle spécialisation du scientifique qu'il ne peut avoir une vue d'ensemble et qu'il ne regarde désormais que par le trou de sa lorgnette, en l'occurrence de son unique spécialité? N'en devient-il pas plus aveugle ? Quant "au secret du vivant" le découvrirons-nous un jour ? Et le faut-il d'ailleurs ? Une pareille puissance n'occasionnerait-elle pas nombre de ravages ? Soigner, certes, mais créer l'humain est une autre histoire. Ma vision est sans doute étriquée, j'en conviens, n'ayant aucune connaissance spécialisée en biologie.
Rédigé par : chrysalide | 05 février 2006 à 21:46