D'après une enluminure
d'un manuscrit de Marie de France, XIIe siècle.
Paris, Bibliothèque nationale de France.
De Marie de France, qui vécut dans la seconde moitié du XIIe siècle à la cour brillante d’Henri II d’Angleterre et d’Aliénor d’Aquitaine, l’on ignore à peu près tout. Le peu que l’on sait d’elle, c’est d’elle-même qu’on le tient : « Marie ai nom, si sui de France ». Elle est pourtant le premier écrivain femme en langue vulgaire et la première femme poète de France.
Auteur d’un recueil de fables ésopiques, intitulé Isopet, Marie de France doit surtout sa notoriété à son recueil poétique de lais. De ce recueil, il ne reste qu’une douzaine de poèmes, Les Lais. Le mot lai, qui signifie « chanson », désigne à l’origine une œuvre musicale. Les thèmes chantés sont inspirés de la matière de Bretagne. Le plus long de ces poèmes, composés en octosyllabes rimés, comporte 1 000 vers. Le Lai du Chèvrefeuille, texte qui s’apparente aux romans de Tristan, allie les deux aspects qui caractérisent le lai : la présence du merveilleux et la peinture de l’amour. Peinture délicate, parfois nimbée de mélancolie. Chaque poème porte un nom. Le Lai du Chèvrefeuille, Le Lai du Laostic (rossignol), Le Lai d’Yonec, Le Lai du Bisclavaret (loup-garou), Le Lai du Lanval…
Lai del Chevrefoil
Asez me plest e bien le voil,
Del lai qu’hum nume Chievrefoil,
Que la verité vus en cunt
Pur quei fu fez e dunt.
Li reis Marks esteit curuciez,
Vers Tristram sun nevuz iriez ;
De sa tere le cungea
Pur la reïne qu'il ama.
En sa cuntree en est alez ;
En Suhtwales u il fu nez,
Un an demurat tut entier,
Ne pot ariere repeirier;
Tristram est dolent e pensis:
Pur ceo se met de sun païs.
En Cornvaille vait tut dreit,
La u la reïne maneit.
En la forest tut sul se mist,
Ne voleit pas que hum le veïst ;
Od païsanz, od povre gent
Perneit la nuit herbergement.
Ceo li dïent qu'il unt oï
Que li barun erent bani,
A Tintagel deivent venir,
Li reis i veolt sa curt tenir.
Le jur que li rei fu meüz,
E Tristram est al bois venuz
Sur le chemin quë il saveit
Que la rute passer deveit,
Une codre trencha par mi,
Tute quarreie la fendi.
Quant il ad paré le bastun,
De sun cutel escrit sun nun.
Se la reïne s'aparceit,
Que mut grant gardë en perneit
De sun ami bien conustra
Le bastun quant el le verra.
Ceo fu la summe de l'escrit
Qu'il li aveit mandé e dit :
Cume del chevrefoil esteit
Ki a la codre se perneit:
Quant il s'i est laciez e pris
E tut entur le fust s'est mis
« Bele amie, si est de nus:
Ne vus sanz mei, ne mei sanz vus! »
La reïne vait chevachant;
Ele esgardat tut un pendant,
Le bastun vit, bien l'aparceut,
Tutes les lettres i conut.
Del chemin un poi s'esluina ;
Dedenz le bois celui trova
Que plus amot que rein vivant.
Entre eus meinent joie mut grant.
Mes quant ceo vient al desevrer,
Dunc comenc(er)ent a plurer.
Tristram a Wales s'en rala,
Tant que sis uncles le manda.
Pur la joie qu'il ot eüe
De s'amie qu'il ot veüe
Tristram, ki bien saveit harper,
En aveit fet un nuvel lai ;
Gotelef l'apelent en engleis,
Chevrefoil le nument Franceis.
Dit vus en ai la verité
Del lai que j'ai ici cunté.
Marie de France, Lai del Chevrefoil
Le Lai du chèvrefeuille
« Il me plaît assez, et je veux bien,
À propos du lai qu’on nomme Chèvrefeuille,
Vous en dire la vérité,
Pour quoi il fut fait, comment, et en quelles circonstances.
Plusieurs m’en ont conté et dit.
[...]
Le roi Marc était courroucé,
Et en colère contre son neveu Tristan.
Il le chassa de sa terre.
À cause de la reine qu’il aimait.
Il alla en son pays,
En Southwales où il était né.
Il y resta un an tout entier,
Sans pouvoir revenir en arrière.
[...]
Tristan est dolent et mélancolique,
Pour cette raison il quitte son pays.
Il va tout droit en Cornouaille,
Là où se trouvait la reine.
Il se mit tout seul dans la forêt :
Il ne voulait pas que personne le voie.
[...]
Il se logeait la nuit
Avec des paysans, de pauvres gens.
[...]
Ils lui disent qu’ils ont entendu dire
Que les barons sont convoqués
Et doivent venir à Tintagel :
Le roi veut y tenir sa cour.
[...]
Le jour où le roi se mit en route,
Tristan revint au bois.
Sur le chemin où il savait
Que devait passer le cortège,
Il trancha une branche de coudrier par le milieu,
Et le fendit de manière à lui donner une forme carrée.
Quand il eut préparé le bâton,
Avec son couteau il écrivit son nom.
Si la reine le remarque,
Qui y prenait bien garde -
Elle connaîtra bien le bâton
De son ami en le voyant.
Telle fut la teneur de l’écrit
Qu’il lui avait dit et fait savoir :
[...]
Comme du chèvrefeuille
Qui s’attachait au coudrier
Une fois qu’il s’y est attaché et enlacé,
Et qu’il s’est enroulé tout autour du tronc,
[...]
« Belle amie, ainsi est-il de nous :
Ni vous sans moi, ni moi sans vous. »
La reine va chevauchant.
Elle regarda le talus d’un côté du chemin,
Vit le bâton, l’identifia bien,
Elle en reconnut tous les signes.
[...]
Elle s’éloigna un peu du chemin,
Dans le bois elle trouva celui
Qu’elle aimait plus qu’aucun être vivant.
Ils se font fête tous les deux.
Il parla avec elle à son gré,
Et elle lui dit ce qu’elle voulait.
[...]
Mais quand vint le temps de se séparer,
Ils commencèrent alors à pleurer.
Tristan s’en retourna en Galles
Jusqu’à ce que son oncle le fasse appeler.
Pour la joie qu’il ressentit
À voir son amie,
[...]
Tristan, qui savait bien jouer de la harpe,
En a fait un lai nouveau ;
[...]
Les Anglais l’appellent Gotelef,
Les Français le nomment Chèvrefeuille.
Je vous ai dit la vérité
Du lai que j’ai ici conté. »
Marie de France, Les Lais (2e moitié du XIIe siècle), D'après une traduction d’Anne Berthelot in Littérature du Moyen Age, Éditions Nathan, 1988, p. 94.
Voir/écouter aussi : - une courte biographie de Marie de France sur le site de la BnF ; - une biographie en anglais ; - le site de l'International Marie de France Society ; - le texte intégral des Lais de Marie de France (Université de Manitoba); - deux courts extraits musicaux (I) (II) du Lai del Chevrefoil enregistré dans son intégralité par l'ensemble médiéval Istanpitta; - le prologue des Lais de Marie de France interprété (en anglais) par Lesl Harker. Mélodie bretonne "Me zo ganet é kreiz er mor" de Jef Le Penven (Source. Fichier mp3) ; - écouter aussi une interprétation en musique de la quasi totalité du Lai du chèvrefeuille (en langue originale) sur le site Music Gallery. |
Retour au répertoire de février 2006
Retour à l' index des auteurs
Merci beaucoup pour ce texte ! Il m’a permis de découvrir un site incroyable ! Un pur chef d’œuvre d’anthologie sur l’origine de l’iconographie de l’écrit ! La base Enluminures coproduite par la Direction du livre et de la lecture et l'Institut de recherche et d'histoire des textes (CNRS) qui propose la consultation gratuite de plus de 80 000 images, sous forme de vignettes ! Dont voici un exemple pris au hasard .
Amicizia
Guidu _________
Rédigé par : Guidu | 22 février 2006 à 23:11
Merci, Guidu, c'est superbe en effet ! Et passionnant. Je vais inscrire cette adresse dans mes favoris.
Amicizia
Angèle
Rédigé par : angelepaoli | 23 février 2006 à 11:17