Ph. D.R. Philippe Matsas
Un cœur de trop ? C’est le titre mi-« eau de rose », mi-flaubertien que Brina Svit a choisi pour son dernier roman. Un roman à l’essence subtile, insaisissable, audacieuse et folle, pareille à celle des parfums de son héroïne, Parfum de Lila ou Secret n° 3.
Ph. D.R. Philippe Matsas
Un cœur de trop, quelques phrases pourraient suffire à résumer ce roman, même si ce n'est pas le roman d'un cœur simple. Oui, cela est tout à fait envisageable, c’est d’ailleurs ce que dit Lila Sever à propos du « petit roman » qu’elle est en train de lire.
Lila pourrait vous dire que ce roman, c’est l’histoire d’une femme qu’un incident, en apparence anodin, fait soudain sortir de sa vie. Ou encore que c’est l’histoire d’une rencontre imprévue et bouleversante. Mais toutes les rencontres, les vraies, ne sont-elles pas imprévues et bouleversantes ? Lila pourrait aussi vous dire que l’histoire qui lui arrive est celle d’un impossible amour. Ou encore, si elle avait le « nez littéraire », l’histoire d’un roman dans le roman. Celle qu’elle découvre, justement, dans le manuscrit de Matija Sever, son père. Sauf que l’histoire dont elle lit le récit sous la plume de Matija, est sa propre histoire. Une histoire vraie donc, celle de Lila Sever au tout début de sa vie. Une histoire dont le puzzle se reconstitue pièce par pièce.
Qui s’aventure dans les romans de Brina Svit doit être patient. Il faut accepter de prendre des chemins de traverse, de se laisser conduire en suivant un « fil rouge » ténu ou de se laisser guider par quelques leitmotive qui sourdent sous l’écriture. L’histoire de Lila Sever, c’est tout cela à la fois. Et la suivre dans Un coeur de trop, c’est se demander avec elle comment il est possible que la vie puisse prendre, du jour au lendemain, une direction tout autre que la direction prévue. Se dire que tout peut basculer à tout moment. Cet effet de basculement, c’est cela qui arrive à Lila Sever. Qu’elle a peut-être hérité de sa mère, « la petite brune » … aux yeux « d’un vert étonnant, limpide et froid comme deux lacs alpins ». Lila l’imprévisible, qui ne fait que le contraire de ce qu’elle s’était juré de ne pas faire.
Ne pas s’attarder dans cette maison au bord du lac et rentrer à Paris sitôt les obsèques de Matija terminées. Retrouver sa vie bien huilée avec Pierre, son mari, et Oscar, leur fils. Réintégrer le trio brahmsien bien rôdé de Simone-Pierre-et-Lila. Simone, l’amie des vingt ans, collectionneuse sentimentale et un brin farfelue. Mais capable d’abandonner tous ses rendez-vous d’affaires pour voler au secours de Pierre et de Lila.
Au lieu de cela, Lila s’éternise dans sa maison slovène au bord de ce lac alpin entouré de montagnes. Un lac qu’elle n’a pourtant jamais aimé et qu’elle trouve vraiment trop « kitsch ». Mais peut-être Lila est-elle en train de devenir « kitsch », elle aussi, à force de s’incruster dans cette maison des brumes hivernales. À force de se plonger dans la lecture du manuscrit de Matija. Un cœur de trop. Tout en attendant le retour de Sergueï. Sergueï ? Elle raffole qu’il lui demande si elle veut faire l’amour... d’abord et manger des spaghettis... ensuite. Ou bien l’inverse. Il faudra bien que cela prenne fin un jour ou l'autre, ce soir ou demain, mais Lila a beau imaginer plusieurs issues possibles, comme le ferait un romancier pour venir à bout de son personnage et de son récit, elle ne parvient pas à trouver la sortie. Et quand enfin elle a tranché, une force extérieure intervient, qui la détourne de son choix. Mais dévoiler la pirouette finale de ce récit mené « con brio » serait lui confisquer sa douloureuse saveur. Que domine le cri de révolte et de lucidité de Lila : « Matija a tout faux : on peut souffrir, on peut se tromper, on peut perdre, on peut avoir mal, on peut commettre l’irréparable, on peut errer dans les ténèbres, on peut se sentir coupable, misérable et ne rien comprendre… mais il n’y a jamais de cœur de trop dans nos vies, non, jamais… »
La chute de cette cruelle leçon de « marivaudage » qui fourmille de trouvailles et de formules drôles, est à l’image du style de Brina Svit. Qui pratique en virtuose l’art du glissando. Art subtil et périlleux qui fait de l’écriture de Brina Svit un contrepoint polyphonique inimitable. Du grand art assurément. Mais l’ambition suprême de Brina n’est-elle pas de faire de la vie – de sa vie - une œuvre d’art ?
Ph. D.R. Philippe Matsas
EXTRAIT
« Schumann, je vais mettre du Schumann… C’est moi qui […] ai acheté ce disque, je ne me souviens même plus à quelle occasion. Un anniversaire ? Un dîner ? Ou juste le plaisir de poser quelque chose sur [la] table à la suite d’une flânerie dans Paris… Voilà, le Quatuor pour piano, opus 47, puis le Quintette pour piano, opus 44… Lila préfère le Quintette, plus gai, plus vigoureux, plus affirmé, dit-elle. Plus maîtrisé dans l’émotion, plus sec, sans fléchissement… Tandis que moi, c’est l’Andante cantabile, le troisième mouvement du Quatuor, vous voyez… C’est bouleversant, déchirant, ça fait pleurer. Voilà, c’est parti, Lila… »
Un cœur de trop, pp. 195-196.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Merci pour cette très belle note de lecture, Angèle, et merci aussi de m'avoir permis de faire la connaissance de Brina et de la rencontrer un jour avec vous.
Puis-je me permettre de joindre ci-dessous la note de lecture que j'ai écrite, il y a quelque temps, sur un des livres de Brina et qui me semble entrer en résonance avec votre recension ?
Le livre en question, Mort d'une prima donna slovène, est également paru chez Gallimard.
Voilà ce que j'écrivais alors :
"Mon dieu, quel beau livre ! Je viens à l’instant de le refermer. Depuis deux jours, il était là, ils étaient là, eux, elles. Lui, le narrateur, elle, la prima donna slovène, la jeune femme énigmatique avec son foulard aux oiseaux, mais eux aussi, le paysage slovène et les villes de là-bas, grandes ou petites, Sežana ou Ljubjlana. Et puis elle encore, Brina Svit, à l’arrière-plan, comme un personnage supplémentaire, ombre, palimpseste, je ne sais. Peut-être parce que depuis quelques jours elle m’accompagne ; très exactement depuis son Moreno, ce récit du séjour qu’elle fit à la Fondation d’une hégémonique Baronessa de Toscane. Brina, la slovène installée depuis de longues années en France. Possédant parfaitement notre langue.
Lorsqu’elle rédige Mort d’une prima donna slovène, elle n’a pas encore franchi le pas d’écrire en français. D’où la très troublante question que je pose : l’extraordinaire moirure de ce récit, son ambiguïté magique, cette impression qu’il procure sans cesse, comme ses personnages, de vous happer puis de vous lâcher, de vous impliquer puis de vous laisser au bord du chemin, Brina Svit aurait-elle pu les rendre en français ? Ou plus précisément encore, la nature de ce récit, sa force et sa beauté sont-elles dépendantes de la langue qui les a fait naître ?
Et pourquoi donc Brina Svit ainsi en palimpseste, sous chaque page ? En raison sans doute de qu’elle dit dans Moreno de son statut d’ « extracommunautaire », de l’entre-deux, ni de l’intérieur ni du dehors, pas tout à fait française mais plus tout à fait slovène, n’appartenant ni à l’élite, ni aux coteries, ni aux institutions mais pas pour autant exclue, marginale, hors-jeu. Non, hors-cadre plutôt, hors champ (il ne faut pas oublier qu’elle est aussi cinéaste).
Hors-cadre, hors-champ donc, comme le narrateur, comme la prima donna, comme les autres protagonistes, comme l’histoire, tous entre deux mondes, deux statuts, deux identités, deux sexes même peut-être et au-delà sans doute aussi entre rêve et réalité, entre apparition et disparition. Lui dont on ne sait quel sentiment exactement il éprouve pour Lea/Lejka (deux noms comme par hasard, sans parler du patronyme en miroir Krajl !), lui qui aime les hommes – Pablo le libraire, Haas alias Petit Prince et néanmoins lieutenant-colonel ou encore Remek, le douanier champion de tir à l’arc et néanmoins amant de Lejka. De chacun d’eux l’auteure dresse un portrait à la fois extraordinairement précis (le portrait de la mère de l’héroïne est proprement inouï, anthologique), oui, précis et pourtant en même temps comme fantomatique.
Il y a en effet quelque chose d’onirique dans ce récit où les scènes se forment les unes après les autres, comme sortant des limbes de la mémoire du narrateur, cueillies au bord de l’amnésie due à trop de douleur. Par agrégats, notations, touches, ajouts, l’histoire s’éclaire…ou plutôt s’assombrit, progressant vers ce qu’on sait dès le début être sa fin.
Outre cette impression d’envoûtement, ce livre suscite une sorte de vertige devant la complexité des thèmes et des problèmes qu’il évoque et qui ont tous plus ou moins trait à l’identité. Qui suis-je, d’où suis-je, à quoi ou à qui est-ce que j’appartiens ou n’appartiens pas, qu’est ce que j’aime, qu’est ce que je veux ? Moi, nous, eux, les miens, les autres, les étrangers, ceux du dedans et ceux de l’ailleurs... Entre Slovénie et France, entre slovène et français, il me semble que Brina Svit parle une langue neuve, pas tellement dans ses apparences, sa syntaxe, mais par ce qu’elle est capable d’évoquer et d’invoquer."
Rédigé par : Florence Trocmé | 04 février 2006 à 16:45
Merci Florence d'évoquer ces bons souvenirs. Je me souviens en effet de cette rencontre au Salon du Livre 2004, puis d'un grand bouquet d'anniversaire. Vous m’avez donné l’idée de rechercher l’article qu’avait rédigé Yves sur le même ouvrage. J’en profite pour le remettre en ligne avant qu’il ne disparaisse dans les limbes. L’écriture d’Un cœur de trop répond pour partie aux questions que vous vous posiez à l’époque. Brina est bien parvenue à recréer dans la langue française cette atmosphère si particulière que vous avez tant aimée dans Mort d’une Prima Donna slovène. Et ça, c’est la plus belle réussite de Brina. Puisque Moreno n’était qu’un galop d’essai. Dès la lecture du manuscrit d'Un cœur de trop, Yves et moi avons compris que Brina avait gagné son pari. Nous attendons maintenant le troisième roman en langue française, qui devrait sortir à l'automne 2007.
Thym sauvage
Dans la matrice forclose de ce roman de Brina Svit, il n’y a pas d’issue de secours, mais une seule sortie. La sortie principale. Ultima fermata. Un dénouement annoncé dès le titre. Le compte à rebours est aussi implacable et serein que l’à vau-l’eau d’une clepsydre ou qu’un glissando de grains de sable. « Jusqu’à cet instant ultime où tout dégringole vers un point de non-retour ».
Comme dans Moreno, la vie a la douceur amère d’un venin subtil distillé par quelque sorcière de Macbeth. Aigre-doux qui n’exclut ni l’enchantement des grands érables argent, ni l’innocence ni l’élégance (« quoi de plus élégant que de savoir cacher son chagrin… »). Ni la beauté. Mais cette beauté a partie liée avec la neige et l’hiver, la saison préférée de l’héroïne, Lejka. Avec le chien-loup Rubin au pelage gris-blanc mais au regard glacial. Avec le murmure du spleen. Avec le « voile à peine visible de tristesse » d’un scherzo de Chopin. Ou avec les hirondelles (« od kod je le prišla čisto noter vate jokat lastovka » : « d’où est-elle donc venue, l’hirondelle, pour pleurer au fond de toi ? »). Vers (cf. note 2) qui résonnent en moi comme ceux d’un sonnet de Nerval. Une mélodie qui se fredonne comme une cantilène triste. Au charme languissant et funèbre. « Paseo de los melancolicos, Paseo de la esperanza… » Un motif fiévreux qui revient continûment, en mélopée, dans ce roman composé telle une partita répétitive, avec variantes, contrepoints, modulations et appogiatures.
Le fil rouge, lui, s’étire comme un long sanglot d’hiver. Ici, c’est un foulard. À une exception près (un « foulard à carreaux gris et blancs »), c’est un foulard aux oiseaux multicolores (sur fond de sable évidemment) et dont le nœud se resserre inexorablement autour du cou de la « fata morgana ». Sur la scène opératique, le chef éclairagiste, lui, n’y va pas de main morte : « Beaucoup de lumière à la cour ». « Je veux qu’on voie les visages… les visages ». Crudité cruelle du faisceau de lumière même s’il peut parfois être double, à la fois « chaud et ambré, comme l’or d’un soleil d’hiver » et « bleu froid », cadrant le visage sur un arrière-plan de nuit américaine.
Le voyage, quant à lui, est sans retour et les protagonistes irréversiblement deux. D’un bout à l’autre de l’action dramatique. Lea et Ingrid, sa mère. Dévorante saturnienne. Baleine de Jonas. Certes, il y a bien le narrateur, mais ce n’est le plus souvent qu’un second rôle, du même sang toutefois (du sceau invisible B +), qui n’en est encore qu’à l’apprentissage de ses conjugaisons amoureuses. Appelons-le transcripteur, scribe, accompagnateur, cavalier servant de sa Dame ou sicisbeo. Qu’importe ! Comme l’énonce mon édition préférée du Grand Larousse (1923), le sigisbéisme, mode originaire d’Espagne, a pénétré dans la péninsule italienne au XVIe siècle et fait fureur à l’époque de Laclos. Mais, selon les bons usages, il ne pouvait y avoir de sigisbée sans l’assentiment ou le consentement du mari ou de la famille. Bons usages dont Brina Svit n’a cure. Car son bréviaire est un solfège du « contre-courant » et de « l’à-rebours » dont la librairie madrilène Divino et la revue Petronius sont les porte-voix iconoclastes. Ici aussi, tout commence à Madrid, passe par Paris et Milan, et finit à Ljubljana. En Slovénie. Comme sa Dame, le sigisbée a appris à aimer sans retour. Pour rien. Ce rien qui est « tout », voire « plus que tout ».
Comme dans les grands opéras, chez Brina Svit, on sait prendre congé derrière le velours rouge. La prima donna sait même dire adieu « côté jardin ». À proximité des buissons toxiques. Des Daphne mezereum ou des Atropa belladonna (« dans toute physionomie, il y a du végétal »). Chez Brina, mourir est un art, comme dans le final de Tosca. Face au public. Pablo le premier. La prima donna ensuite. « Afin qu’après leur mort nous puissions revenir à la vie, afin que nous rejoignions, descendant l’escalier les yeux humides, ce quotidien où jamais l’amour ni la haine ne sont si forts qu’on soit prêt à mourir pour eux ». Catharsis. « Un cri s’arrache de la salle : Bravissima ! ».
Restent les nombreuses questions en suspens que pose ce roman. Questions toujours vraies et bouleversantes, mais dessinées en filigrane, celles que nous nous « posons toujours tout seuls », comme le souligne le narrateur. Puis-je émettre un vœu ? Si du moins Brina consent à être pour moi un poisson d’or ? Que, dans son prochain roman, directement écrit en français, elle puisse creuser encore plus loin pour trouver de plus en plus son registre, aux arêtes toujours aussi franches et vives dans l’intime du vrai. Avec les mêmes singuliers « battements d’ailes » et les mêmes accents secrets. Et, cette fois-ci, tous foulards dénoués.
Note 1. Materina dušica (« l’âme de maman ») = thym sauvage (en slovène).
Note 2. Vers du poète contemporain slovène Milan Jesih (né en 1950), et mis en musique par Jure Robežnik (information que m’a communiquée Brina).
Rédigé par : Angèle | 04 février 2006 à 19:59
Juste pour dire:
Hélène en parle sur son Blog
je lie, je tisse, j'entrelace ;-)
Rédigé par : Yann | 29 mars 2006 à 18:08
Pour ce roman (que je n'ai toujours pas lu, honte à moi), Brina Svit vient de se voir attribuer le prix Maurice-Genevoix par l'Académie Française.
Je me permets également, chère Angèle/Michèle, Janus du net littéraire, de vous féliciter pour ce blog, si beau et intelligent. Cette adresse est une incontournable pour moi désormais. Soyez-en remerciée ;)
Rédigé par : Alfred Teckel | 10 juin 2006 à 17:46
Je suis très touchée de vos compliments, cher Alfred. Et ravie de vos visites, même silencieuses.
Je savais pour Brina, grâce à Florence qui m’a téléphoné la nouvelle dans l’après-midi. Et de qui croyez-vous qu’elle-même tenait cette très bonne nouvelle ? De vous-même. Qui êtes vraiment bien informé.
Merci pour tout Alfred et bon week-end à vous.
Rédigé par : Angèle Paoli | 10 juin 2006 à 22:23
Pour la première fois, un ouvrage de Brina Svit vient d'être publié en Italie (Morte di una primadonna slovena, Emanuela Zandonai editore, settembre 2007. Traduzione : Sabina Tržan e Simonetta Calaon). Voir à ce sujet l'article d'Annamaria Manna sur BombaCarta.
Rédigé par : Agenda culturel de TdF | 01 décembre 2007 à 22:21