Image, G.AdC
ABSALOM, ABSALOM
La journée venait tout juste de commencer. Déjà, autour des tentes, les guides s’agitaient. Le tintement métallique des bidons et gamelles venait de tirer les dormeurs de leur sommeil. Chacun émergeait des chauds effluves de la nuit. Elle aimait les petits matins du désert. C’était chaque jour la découverte d’un paysage neuf. Un palmier isolé qu’elle n’avait pas remarqué la veille, la découpe, nouvelle, des montagnes, bleuies encore des lumières de la nuit, la forme de la palmeraie et sa densité close. Et, tapies sous les murets, les maisons cubiques déjà baignées de lumière ocre.
C’était l’heure du premier repas autour du feu de bois, l’heure du premier thé à la menthe. Les guides hâtaient la mise en route de la caravane. Les bagages solidement arrimés sur les toits des véhicules, chacun regagnait son équipe, son chauffeur, sa place. Le convoi s’ébranlait dans la poussière du désert.
Ils traversaient des déserts de pierre. Chaque détour de piste repoussait à l’infini la ligne d'horizon. C’étaient toujours les mêmes étendues délavées à perte de vue. Pas un arbre. De la pierre seulement. Ils roulaient, ballottés par les cahots de la piste, et elle luttait pour ne pas se laisser envahir par cette torpeur qui, si elle n’y prenait garde, allait la précipiter dans le sommeil. Elle ne voulait rien manquer du paysage, pas même l’arbuste solitaire qui profilait sa ligne mince, là-bas au bout du ciel. Vers une heure, ils firent halte sous le soleil à l’aplomb du désert. Un unique arganier offrait sa silhouette parcimonieuse hérissée. Ils prirent place sous son ombre, sur un tapis de laine étendu à ses pieds. L’arbre était maigre et agressif. C’était l’arbre biblique qui avait fait jadis, en des temps patriarcaux, le malheur d’Absalom. Absalom, Absalom, de la descendance de David. Elle se souvenait de son invincibilité légendaire. Tout entière contenue et enclose dans la chevelure du troisième fils de David. Un jour de haine fratricide, il avait suffi d’un térébinthe, accroché follement dans sa course, pour qu’Absalom perde sa superbe. En un éclair. Retenue emmêlée dans les griffes de l’arbre, la chevelure, qui concentrait en elle la force d’Absalom, s’était changée en obstacle fatal. Absalom, enserré dans l’étau de branches inextricables, restait suspendu entre terre et ciel. Sa monture avait poursuivi sans lui sa course, laissant à son cousin Joab le soin de lui trancher le col. Le sabre avait vibré d’éclairs, dans la ciselure d’un instant. Le fer s’était abattu sur la chair tendue. Le corps, en un instant, s’était affalé dans la poussière. Tandis que le chef tranché, encastré dans les branches, donnait au térébinthe l’aspect tuméfié d’une tête de Méduse aux traits révulsés par l’effroi.
Une chèvre, hissée sur ses sabots, avait fait son apparition et broutait tranquillement cette herbe fourchue. Elle avalait goulûment et sans broncher, piquants et pointes acérés. Elle la considérait avec étonnement, ne sachant d’où elle avait surgi. Des yeux, elle cherchait un chien, un berger. Pas âme qui vive aux alentours. Mis à part leur petit groupe. Le thé à la menthe passait de main en main. Chacun s’absorbait à se protéger du soleil et de la poussière. Soulevée par les vents des sables, pareille à un mirage planait l’image d’Absalom. Elle crut entendre le galop du cheval courant l’espace désertique, et le cri de victoire de Joab. Et les hululements des hommes piétinant le corps du supplicié. Elle avait fini par s’assoupir, protégée du sang d’Absalom par son chèche qui lui bleuissait le visage. Égarée entre deux rêves, elle avait perdu la notion du temps et de l’espace.
Des voix soudain la tirent de sa somnolence. Des voix qui la rappellent à l’ordre. Il reste encore pas mal de piste à faire avant d’arriver à Smara. Il est temps. Elle grimpe dans le véhicule et sort un livre de son sac. Elle relit Désert. Elle veut revivre Smara avec Désert. Le nom seul de cette ville au nom de femme, sonne clair dans son cœur. Elle imagine toute une vie secrète, grouillante de mystères. Toute une agitation impalpable derrière murailles et remparts de pierre rouge et de pisé.
Enfin Smara. C’était une bourgade en longueur. Une rue unique bordée de maisons cubiques sans portes ni fenêtres. C’était cela, Smara, la cité interdite, la perle du désert. Un bled triste et marri, tout de bric et de broc. Une garnison désaffectée. Rien d’autre qu’une rue morne, mangée de poussière jaune, sans âme qui vive. Si. Une pétrolette vrombissante déchira le silence, soulevant derrière elle un fleuve de sable terne. Puis surgit une carriole tirée par une mule. Quelques paysans accroupis au ras des murs, dans la poussière, tenaient leur front appuyé dans leur main. Des femmes sans visages sinuaient d’un bord à l’autre de la rue. Notre caravane s’arrêta devant le café-bar du village. Dehors, la chaleur était torride. Figée. Irrespirable. Nous entrâmes dans le local pour échapper à cette chape de plomb. Nous mettre à l’abri de la poussière et boire un thé à la menthe. Un téléviseur, suspendu au mur, hurlait à plein régime les commentaires du dernier match de football. Elle ne vit d’abord que les hommes affalés sur les tables de formica. Elle prit place à une table restée libre. C’était un monde étrange. Une forêt de youpalas prenait racine dans le plafond. Les uns rouges, les autres bleus et jaunes, d’autres encore verts ou orangers, dessinant, sur la grisaille des parois, des losanges de couleur et des quadrillages bigarrés. Les roulettes usées grinçaient en pivotant sur leurs gonds, les toiles décolorées flottaient entre les armatures rouillées, agitées par quelque souffle d’air invisible. Elle regardait, stupéfaite, cette forêt d’un autre monde, ces suspensions inutiles. Et ces roues minuscules livrées à elles-mêmes dans leur rotation absurde. Le youpala de son petit frère sillonna en bolide les couloirs de la maison de son enfance. L’engin à huit roues et deux jambes courut un instant sur le parquet ciré, pareil à un énorme insecte hilare.
Ici, à Smara, dans ce café du désert, quel pouvait être le sens caché des youpalas accrochés au plafond ? Elle était absorbée dans le passé perdu de lointaines enfances coloniales, contemplant pensive ces objets insolites, soustraits à leur destination utilitaire, transformés en trophées aériens d’une victoire oubliée.
De Smara, c’est à peu près tout ce dont elle se souvient aujourd’hui. Ils avaient quitté le bar. Ils avaient repris leurs méharées. Un guide des environs les avait rejoints. Il avait fallu parlementer pour obtenir l’autorisation de se rendre jusqu’à l’ancienne forteresse de Lyautey. Personne ne demandait jamais à la visiter. C’est tout juste si les gens du désert savaient où elle se trouvait. Elle semblait frappée de quelque mystérieux interdit. Ils avaient fini par y arriver. Elle se souvient de murailles en pisé, ornées ici et là de dessins géométriques, de portes qui donnaient sur des couloirs obliques, d’escaliers usés qui montaient à ciel ouvert sur des patios suspendus sur le vide et de terrasses désaffectées. Elle se souvient de conversations à voix basse. Et de la sensation soudain que le monde se dérobait à elle. Il s’évanouissait dans un murmure ouaté, la laissant seule sur l’autre rive. Le malaise continuait de l’envahir par ondes successives. L’air autour d’elle se raréfiait. Elle n’avait plus la force de respirer. Des gouttes de sueur gagnaient son front, ses joues, brouillait sa vue. Elle s’en allait, retenue par mille tentacules qui s’empressaient autour d’elle. Des voix lointaines lui parvenaient encore, comme assourdies par un épais brouillard. Un visage émacié se pencha sur elle, qui humectait ses lèvres et son front. C’était Joab, sans doute. Il ricana à son oreille, Absalom, Absalom.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Angèle, je viens de lire ton beau texte, et j'ai eu envie d'écrire celui-ci. La mort d'Absalon pour moi, c'est celle d'un homme cher au coeur d'une de mes ancêtres...
Une mort que je porte en moi, comme elle l'a portée en elle secrètement.
Le texte que je te mets ici, il m'est donc "sorti du coeur" brusquement après la lecture du tien. Et je le poste ici dans son intégralité, pour toi. Je le poste aussi dans mon blog.
Je te salue bien Angèle. Merci de m'avoir donné par ton expression l'occasion d'accoucher de la mienne sur ce sujet douloureux.
Amicalement
Tahheyyât
Après avoir été mariée, après avoir suivi un bandit d'honneur dans les grottes de la "Montagne", après avoir été la maîtresse de plusieurs propriétaires terriens de la Mitidja, ses anciens patrons, elle était à présent la favorite d'un homme riche, qui lui avait donné deux enfants. Il en avait fait la préceptrice des enfants de la maisonnée.
Le jour, elle enseignait la marmaille, et prodiguait ses talents en temps que couturière et cuisinière. La nuit, une partie de la nuit, elle dormait avec son grand amour Gabriel Angelo, un nom d'ange!
L'autre partie de la nuit, après l'avoir rendu à son épouse légitime, elle ne dormait pas, elle s'en allait rêver ou pleurer ou danser et chanter sous la lune.
Gabriel était aussi un bandit, à sa manière! Et décidément sa vie se passerait à comprendre des hommes compliqués, à bien leur faire l'amour, bien élever leurs gosses, à les attendre une partie de la nuit! à trembler pour eux et pour ceux qu'ils pourfendaient.
Angelo était un violent, mais assez tendre avec elle cependant. Il aimait l'action! Drôle d'action que la guérilla! Drôle de fortune que celle des butins arrachés contre la vie de leurs propriétaires. Parfois, elle sentait le sang dégouliner des mains d'Angelo lorsqu'il pétrissait ses seins ou ses hanches, et l'odeur, l'odeur du sang. La nuit, seule sous la lune, elle entendait les cris des victimes, elle pleurait les viols et les égorgements.
Jamais elle n'acceptait de cadeau d'Angelo, il était convenu qu'il lui versait simplement son salaire et enverrait ses fils chez les jésuites à la Ville Blanche pour qu'ils reçoivent une bonne éducation et deviennent l'"élite" de la nation. Elle avait été recrutée comme journalière mais son intelligence l'avait fait remarquer, et elle s'était retrouvée enseignante, à son corps défendant... mais, lorsqu'on prend de l'âge, il est préférable de ne plus trop courir les champs.
Angelo avait fait construire par les fellahs une véritable hacienda, avec un mur d'enceinte, un portail et son majestueux linteau.
Parfois, et de plus en plus, il se dressait sur les étriers, lâchant les rennes, ouvrant les bras en croix, son cheval lancé au galop, et il faisait une entrée triomphale dans la cour, une sorte de conquérant, de justicier, un Zorro, un démiurge. Ce jeu le grisait. Les enfants qui l'entouraient en poussant des "vivats" lorsqu'il descendait de sa monture, et de loin, sa belle Aïcha qui le regardait en souriant, et son épouse qui accourait en poussant les hauts cris!
Ce jour là, Aïcha était occupée à la lessive, et elle ne pouvait se déplacer au devant d'Angelo qui allait rentrer de sa virée d'un instant à l'autre, les enfants lui avaient dit que la route poudroyait, et elle savait qu'il serait là dans quelques minutes, dégoulinant de sueur, la prenant par la taille, la serrant contre lui, l'embrassant comme du bon pain "Tu as fait cuire le pain Aïcha?" "Oui, patron, du blanc, comme tu aimes, je l'ai pétri cette nuit après ton départ".
Il passerait par les cuisines avant de débouler dans la buanderie.
Elle repensait aux derniers temps, l'atmosphère de plus en plus lourde, l'épouse jalouse la querellant pour des riens, les enfants plus réservés, Angelo soucieux, de mauvaises nouvelles, une tension qui n'en finissait pas de monter.
Frotter, frotter, et puis tremper, tremper, tordre ces grands draps jusqu'à s'en arracher la peau des paumes.
Elle a entendu le CRI, un hurlement qui lui a tordu les tripes et glacé le sang, puis la drôle de clameur des enfants, une agitation inhabituelle. Elle a laissé le drap en plan, moitié dans le bac, moitié par terre, elle a couru, par l'extérieur vers la cour, en s'essuyant les mains sur son tablier de devant. Elle a rattaché son voile. Elle les a vu là, tous. Abdul qui retenait serré le cheval pour l'empêcher de se cabrer et de s'échapper, les enfants muets, interdits groupés en demi-cercle autour du corps immense d'Angelo que Louisette étreignait, secouée de sanglots.
Son crâne fracassé et sanglant. Il avait frappé le linteau du portail de plein fouet, debout sur les étriers de son cheval lancé au galop. La mort étrange et grotesque d'un brigand, le père de ses enfants, son Angelo! Alors elle pensa à Absalon, et elle déchira sa chemise en hurlant.
Rédigé par : jubilacion | 18 février 2006 à 01:24
Merci d'être passée. Je t'écrirai, oui.
Excellente journée à toi et tous les tiens.
Rédigé par : Tah | 18 février 2006 à 11:08