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Adaptée pour le théâtre par Pierre Fresnay et Jacques-Henri Duval, la satire philosophique de
Diderot (Le Neveu de Rameau) est créée le
4 février 1963 au théâtre de la Michodière à Paris. Avec
Pierre Fresnay, dans le rôle de Lui, le neveu de Rameau. Et Julien Bertheau dans le rôle de Moi, Diderot.
« Principe dynamique d’insubordination de la pensée »,
Le Neveu de Rameau (1762-1777) inspirera à Louis Aragon son
Neveu de M. Duval , à Thomas Bernhard
Le Neveu de Wittgenstein et à Jacques-Alain Miller,
Le Neveu de Lacan.
EXTRAIT DU NEVEU DE RAMEAU DE DIDEROT
« Puis il se mit à sourire, à contrefaire l’homme admirateur, l’homme suppliant, l’homme complaisant ; il a le pied droit en avant, le gauche en arrière, le dos courbé, la tête relevée, le regard comme attaché sur d’autres yeux, la bouche entr’ouverte, les bras portés vers quelque objet ; il attend un ordre, il le reçoit, il part comme un trait, il revient, il est exécuté, il en rend compte ; il est attentif à tout ; il ramasse ce qui tombe ; il place un oreiller ou un tabouret sous des pieds ; il tient une soucoupe, il approche une chaise, il ouvre une porte , il ferme une fenêtre, il tire des rideaux ; il observe le maître et la maîtresse ; il est immobile, les bras pendants, les jambes parallèles ; il écoute ; il cherche à lire sur des visages, et il ajoute : « Voilà ma pantomime, à peu près la même que celle des flatteurs, des courtisans, des valets et des gueux. »
Les folies de cet homme, les contes de l’abbé Galiani*, les extravagances de Rabelais, m’ont quelquefois fait rêver profondément. Ce sont trois magasins où je me suis pourvu de masques ridicules que je place sur le visage des plus graves personnages ; et je vois Pantalon dans un prélat, un satyre dans un président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un ministre, une oie dans un premier commis.
MOI. ― Mais à votre compte, dis-je à mon homme, il y a bien des gueux dans ce monde-ci, et je ne connais personne qui ne sache quelques pas de votre danse.
LUI. ― Vous avez raison. Il n’y a dans tout un royaume qu’un homme qui marche, c’est le souverain ; tout le reste prend des positions.
MOI. ― Le souverain ? Encore y a-t-il quelque chose à dire. Et croyez-vous qu’il ne se trouve pas, de temps en temps, à côté de lui, un petit pied, un petit chignon, un petit nez qui lui fasse faire un peu de pantomime ? Quiconque a besoin d’un autre est indigent et prend une position. Le roi prend une position devant sa maîtresse et devant Dieu ; il fait son pas de pantomime. Le ministre fait le pas du courtisan, de flatteur, de valet ou de gueux devant son roi. La foule des ambitieux danse vos positions, en cent manières plus viles les unes que les autres, devant les ministres. L’abbé de condition, en rabat et en manteau long, au moins une fois la semaine, devant le dépositaire de la feuille de bénéfices. Ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux est le grand branle de la terre. Chacun a sa petite Hus et son Bertin**.
LUI. ― Cela me console. »
Denis Diderot, Le Neveu de Rameau, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, pp. 470-471.
* Célèbre petit abbé « napolitain », ami de Mme d’Épinay et des Philosophes, auteur de Dialogues sur le commerce du blé auxquels collabora Diderot.
** Bertin est un financier, trésorier des fonds particuliers du roi et protecteur de Mademoiselle Hus jusqu’en 1761.
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