Il y a cent huit ans, le 27 février 1912, naissait à Jalunda, village indien des confins de l’Himalaya, Lawrence Durrell, d’origine irlandaise.
Diplomate, spécialiste du Moyen-Orient, c’est en tant que poète que Lawrence Durrell s’est révélé au monde littéraire. Dans le cycle romanesque du Quatuor d’Alexandrie qui a fait sa renommée, Durrell explore les formes modernes de l’amour. Composé de quatre volets : Justine, Balthazar, Mountolive, Cléa, cette œuvre est tout entière ancrée dans la Méditerranée. Autour de la ville égyptienne d’Alexandrie, le personnage principal.
EXTRAIT de JUSTINE
« Dans la grande tranquillité de ces soirées d’hiver il y a une horloge : la mer. Son trouble balancement qui se prolonge dans l’esprit est la fugue sur laquelle cet écrit est composé. Vides cadences des vagues qui lèchent leurs propres blessures, maussades échancrures du delta, bouillonnantes sur ces plages désertes… vides, à jamais vides sous le vol circulaire des mouettes : griffonnages blancs sur du gris, mâchonnés par les nuages… si d’aventure une voile s’approche de ces parages, elle meurt bientôt, avant que la terre ne la recouvre de son ombre. Épaves refluées aux frontons des îles, la dernière couche, rongées par les intempéries, plantées dans la panse bleue de la mer… ultime naufrage !
À part la vieille paysanne toute ridée qui vient chaque jour du village sur sa mule pour faire le ménage, je suis absolument seul avec l’enfant. Elle mène une existence heureuse et active dans un décor étranger. Je ne l’ai pas encore baptisée. Naturellement ce sera Justine : quel autre nom pourrais-je lui donner ?
Je ne suis ni heureux ni malheureux : je vis en suspens, comme une plume dans l’amalgame nébuleux de mes souvenirs. J’ai parlé de la vanité de l’art, mais pour être sincère, j’aurais dû dire aussi les consolations qu’il procure. L’apaisement que me donne ce travail de la tête et du cœur réside en cela que c’est ici seulement dans le silence du peintre ou de l’écrivain, que la réalité peut-être recréée, retrouver son ordre et sa signification véritables et lisibles. Nos actes quotidiens ne sont en réalité que des oripeaux qui recouvrent le vêtement tissé d’or, la signification profonde. C’est dans l’exercice de son art que l’artiste trouve un heureux compromis avec tout ce qui l’a blessé ou vaincu dans la vie quotidienne, par l’imagination, non pour échapper à son destin comme fait l’homme ordinaire, mais pour l’accomplir le plus totalement et le plus adéquatement possible. Autrement pourquoi nous blesserions-nous les uns les autres ? Non, l’apaisement que je cherche, et que je trouverai peut-être, ni les yeux brillants de tendresse de Melissa, ni la noire et ardente prunelle de Justine ne me le donneront jamais. Nous avons tous pris des chemins différents maintenant; mais ici, dans le premier grand désastre de mon âge mûr, je sens que le souvenir enrichit et approfondit au-delà de toute mesure les confins de mon art et de ma vie. Par la pensée je les atteins de nouveau, je les prolonge et je les enrichis, comme si je ne pouvais le faire comme elles le méritent que là, là seulement, sur cette table de bois, devant la mer, à l’ombre d’un olivier. Ainsi la saveur de ces pages devra-t-elle quelque chose à leurs modèles vivants, un peu de leur souffle, de leur peau, de l’inflexion de leurs voix, et cela se mêlera à la trame ondoyante de la mémoire des hommes. Je veux les faire revivre de telle façon que la douleur se transmue en art… Peut-être est-ce là une tentative vouée à l’échec, je ne sais, mais je dois essayer… »
Lawrence Durrell, Justine [Buchet-Chastel, Corrêa, Paris, 1959, pour la traduction française], Le Livre de Poche, 1963, pp. 21-23.
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"Art is not a mirror held up to reality, but a hammer to shape it"
(Bertolt Brecht).
"L'art n'est pas un miroir destiné à refléter la réalité, mais un marteau avec lequel on la façonne".
Cette citation m'adressait depuis quelque temps déjà des clins d'oeil insistants, voilà que ce court extrait lui permet enfin de briller d'une lueur toute modeste...
Rédigé par : pascale | 27 février 2006 à 13:43