Il y a 30 ans, le
22 février 1983, le
Théâtre des Amandiers rouvrait ses portes, sous la direction de
Patrice Chéreau et de Catherine Tasca.
Patrice Chéreau choisit d’inaugurer Le Théâtre des Amandiers (dans le bâtiment de l’ancienne Maison de la Culture de Nanterre, dont il assurait la direction depuis 1981) avec la mise en scène de la pièce de Bernard-Marie Koltès : Combat de nègre et de chiens.
Avec Michel Piccoli dans le rôle de Horn, Sidiki Bakaba dans celui d’Alboury, Myriam Boyer dans le rôle de Léone et Philippe Léotard dans celui de Cal, le jeune ingénieur. Les décors sont signés par Richard Peduzzi. Qui invente des espaces imaginaires, baignés de clair-obscur.
Combat de nègre et de chiens se déroule en Afrique de l’Ouest, sur un chantier de travaux publics, encerclé de barbelés et de miradors et dirigé par des blancs. Alboury, « un noir qui s’est mystérieusement introduit dans la cité » pour réclamer à Horn le cadavre de son frère, rencontre Léone, la maîtresse de Horn.
EXTRAIT de la scène 11
Sur le chantier, au pied du pont inachevé, près de la rivière, dans une demi-obscurité, Alboury et Léone.
« Léone.- Vous avez des cheveux super.
Alboury.- On dit que nos cheveux sont entortillés et noirs parce que l’ancêtre des nègres, abandonné par Dieu puis par tous les hommes, se retrouva seul avec le diable, abandonné lui aussi de tous, qui alors lui caressa la tête en signe d’amitié, et c’est comme cela que nos cheveux ont brûlé.
Léone.- J’adore les histoires sur le diable, j’adore comme vous les racontez; vous avez des lèvres super; d’ailleurs le noir c’est ma couleur.
Alboury.- C’est une bonne couleur pour se cacher.
Léone.- Cela, qu’est-ce que c’est ?
Alboury.- Le chant des crapauds-buffles : ils appellent la pluie.
Léone.- Et cela ?
Alboury.- Le cri des éperviers. (Après un temps.) Il y a aussi le bruit d’un moteur.
Léone.- Je n’entends pas.
Alboury.- Je l’entends.
Léone.- C’est le bruit de l’eau, c’est le bruit d’autre chose ; avec tous ces bruits, impossible d’être sûr.
Alboury (après un temps). Tu as entendu ?
Léone.- Non.
Alboury.- Un chien.
Léone.- Je ne crois pas que j’entends. (Aboiements d’un chien, au loin.) C’est un roquet, un chien de rien du tout, cela se reconnaît à la voix ; c’est un cabot, il est très loin ; on ne l’entend plus. (Aboiements.)
Alboury.-Il me cherche.
Léone.- Qu’il vienne. Moi, je les aime, je les caresse, ils n’attaquent pas si on les aime.
Alboury.- Ce sont des bêtes mauvaises ; moi, elles me sentent de loin, elles courent après pour me mordre.
Léone.- vous avez peur ?
Alboury.- Oui, oui, j’ai peur.
Léone.- Pour un roquet de rien qu’on n’entend même plus !
Alboury.- Nous, on fait bien peur aux poules ; c’est normal que les chiens nous fassent peur.
Léone.- Je veux rester avec vous. Que voulez-vous que j’aille faire avec eux ? J’ai lâché mon travail, j’ai tout lâché ; j’ai quitté Paris, ouyouyouille, j’ai tout quitté. Je cherchais justement quelqu’un à qui être fidèle. J’ai trouvé. Maintenant, je ne veux plus bouger. (Elle ferme les yeux.) Je crois que j’ai un diable dans le cœur, Alboury ; comment je l’ai attrapé, je n’en sais rien, mais il est là, je le sens. Il me caresse l’intérieur, et je suis déjà toute brûlée, toute noircie en dedans.
Alboury.- Les femmes parlent vite ; je n’arrive pas à suivre.
Léone.- Vite, vous appelez cela vite ? Quand cela fait au moins une heure que je ne pense qu’à cela, une heure pour y penser et je ne pourrais pas dire que c’est du sérieux, du bien réfléchi, du définitif ? Dites-moi ce que vous avez pensé lorsque vous m’avez vue.
Alboury.- J’ai pensé : c’est une pièce qu’on a laissé tomber dans le sable ; pour l’instant, elle ne brille pour personne ; je peux la ramasser et la garder jusqu’à ce qu’on la réclame.
Léone.- Gardez-la, personne ne la réclamera.
Alboury.- Le vieil homme m’a dit que tu étais à lui.
Léone.- Biquet, c’est donc Biquet qui vous gêne ? Mon Dieu ! Il ne ferait pas de mal à une mouche, pauvre Biquet. Que croyez-vous que je suis, pour lui ? Une petite compagnie, un petit caprice, parce qu’il a de l’argent et qu’il ne sait qu’en faire. Et moi qui n’en ai pas, n’est-ce pas une chance terrible de l’avoir rencontré ? Ne suis-je pas une chipie d’avoir autant de chance ? Ma mère, si elle savait, oh, elle ferait les gros yeux, elle m’aurait dit : coquine, cette chance-là n’arrive qu’aux actrices ou aux prostituées ; pourtant, je ne suis ni l’une ni l’autre et cela m’est arrivé. Et quand il m’a proposé de le rejoindre en Afrique, oui, j’ai dit oui, je suis prête… »
Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, Les Éditions de Minuit, 1989, pp. 67-71.
« Combat de nègre et de chiens ne parle pas en tout cas, de l’Afrique et des Noirs - je ne suis pas un auteur africain -, elle ne raconte ni le néocolonialisme ni la question raciale. Elle n’émet certainement aucun avis […]
Ma pièce parle peut-être un peu de la France et des blancs : une chose vue de loin, déplacée, devient parfois plus déchiffrable. Elle parle surtout de trois êtres humains isolés dans un lieu du monde qui leur est étranger, entourés de gardiens énigmatiques. J’ai cru - et je crois encore - que raconter le cri de ces gardes entendu au fond de l’Afrique, le territoire d’inquiétude et de solitude qu’il délimite, c’était un sujet qui avait son importance. »
Bernard-Marie Koltès, Extrait de la quatrième de couverture de Combat de nègre et de chiens, Les Éditions de Minuit.
bonjour,
quelques mots ... je n'en dirai pas plus, je n'en dirai pas moins ... ce blog est magnifique ... je prendrai le temps d'y revenir plus longuement.
cordialement
déborah
ps: je cherchais des extraits de A. Rochedy, et je suis tombée, par hasard, sur votre blog ... j'ai beaucoup aimé "Armez-vous des feuilles du rêve ..." ... je déposerai ces mots sur le mien.
Rédigé par : déborah | 22 février 2006 à 13:53
Merci à vous Déborah et bienvenue à bord.
Dès que j'aurai un moment (demain ?), je mettrai en ligne cet autre poème de Rochedy (c'est inscrit dans mes tablettes)... OK, Guidu et Yves ?
Et quel souffle de bleuets
"Il y avait entre les mots un long
sable de silence et l’on courait pieds
nus comme des enfants saoulés de vent
jusqu’aux falaises bleues avant de
rouler sur la pente infinie de la mer.
***
Mais quel chant pour l’étoile
mise au monde et quel souffle de
bleuets ? Cette femme qui passe est
choisie pour le sacre. Elle donne son
visage à la source brûlée et ses mots
font silence.
***
Et vous perdue dans les
feuillages d’ailes, sur les lèvres du
messager, qu’avez-vous lu ? Quel cri de
faim, quels mots de songe ?
Ne brûlez pas la joie qui vous
garde, ô mon amour, qui avancez pour
un règne de neige.
***
Matin calme. La jeune femme
embrasse le petit visage et le tourne
lentement vers la montagne bleue et
c’est comme si l’on voyait le monde
à sa naissance, comme si le cœur des
choses allait battre toujours."
André Rochedy, Chants de la traversée, L’Arbre à paroles, 1999, pages 51-54.
Rédigé par : Angèle Paoli | 22 février 2006 à 14:30
Un double merci, Angèle, pour ce texte qui m'a fait revivre deux très beaux moments de théâtre: une visite de la troupe du théâtre des Amandiers en Belgique, où elle avait joué un Jeu de l'amour et du hasard radicalement dépoussiéré, vibrant de vie et de jeunesse. Et Combat de nègre et de chien, une pièce que j'ai vue dans une autre mise en scène et qui m'a marquée par son dépouillement et son extrême tension...
Et merci aussi pour le désert d'Israël Eliraz... Un coup de coeur.
Rédigé par : Anne | 24 février 2006 à 18:59
Oui, Anne, je me souviens d'être allée la même année 1983 aux Amandiers, à Nanterre, le 4 juin 83 très précisément, voir la première des Paravents de Genet. Dans une mise en scène de Chéreau. Un spectacle très impressionnant. Qui nous a tous marqués, durablement.
Rédigé par : Angèle Paoli | 24 février 2006 à 22:42