Né le 16 février 1848, à Trévières dans le Calvados, et mort à Paris le 16 février 1917, Octave Mirbeau, journaliste, dramaturge et romancier fin de siècle, est marqué par les parfums du décadentisme. Anarchiste, individualiste rebelle, il est l’auteur d’un roman imprégné d’érotisme cruel, Le Jardin des supplices (1899) et du Journal d’une femme de chambre (1900) qui inspira à Luis Buñuel un film éponyme.
« Vite !…Vite !...Clara meurt ! Clara meurt !... » Mais, ayant écarté les rideaux et montré sa face de chimère, Ki-Paï haussa les épaules, et elle s’écria brutalement : « Ça n’est rien… C’est toujours comme ça, chaque fois qu’elle revient de là-bas. » Et, maugréant, elle retourna à sa godille. Sous la poussée nerveuse de Ki-Paï, la barque soulevée glissa plus vite sur le fleuve. Nous croisâmes des sampangs pareils au nôtre et d’où partaient, sous les baldaquins aux rideaux fermés, des chants, des bruits de baisers, des rires, des râles d’amour, qui se mêlaient au clapotis de l’eau et à des sonorités lointaines, comme étouffées, des tamtams et de gongs… En quelques minutes, nous eûmes atteint l’autre rive, et, longtemps encore, nous longeâmes des pontons noirs et déserts, des pontons allumés et pleins de foule, bouges populaciers, maisons de thé pour les portefaix, bateaux de fleurs pour les matelots et la racaille du port. A peine si par les hublots et les fenêtres éclairées, je pus voir — visions rapides — d’étranges figures fardées, des danses lubriques, des débauches hurlantes, des visages en mal d’opium… Clara restait insensible à tout ce qui se passait autour d’elle, dans la barque de soie et sur le fleuve. Elle avait la face enfouie dans un coussin qu’elle mordillait… J’essayai de lui faire respirer des sels. Par trois fois, elle éloigna le flacon d’un geste las et pesant. La gorge nue, les deux seins crevant l’étoffe déchirée du corsage, les jambes tendues et vibrantes ainsi que les cordes d’une viole, elle respirait avec effort… Je ne savais que faire, je ne savais que dire… Et j’étais penché sur elle, l’âme angoissée, pleine d’incertitudes tragiques et de choses troubles, troubles… Afin de m’assurer que c’était bien une crise passagère et que rien en elle ne s’était brisé des ressorts de la vie, je lui saisis les poignets… Dans ma main son pouls battait, rapide, léger, régulier comme un petit cœur d’oiseau ou d ’enfant… De temps en temps, un soupir s’exhalait de sa bouche, un long et douloureux soupir qui soulevait et gonflait sa poitrine en houle rose. Et, tout bas, tremblant, avec une voix très douce, je murmurais : « Clara !...Clara !...Clara !... »
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