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Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, dit Crébillon fils, né à Paris le 14 février 1707, est baptisé le lendemain, 15 février 1707, en l’Église Saint-Étienne-du-Mont, place Maubert. Il est le fils de Prosper Jolyot et de Marie-Charlotte Péage, mariés en toute discrétion à la campagne, le 31 janvier 1707. Marie-Charlotte, fille du maître apothicaire-épicier de la place Maubert, est alors enceinte de huit mois. Melchior Jolyot, propriétaire du fief de Crais-Billon (sis à six kilomètres de Dijon) et greffier en chef de la chambre des comptes de Bourgogne et de Bresse, voit dans le mariage de son fils Prosper une mésalliance. Que Prosper Jolyot s’empresse de réparer à sa mode. En signant Jolyot de Crébillon. Le 15 février 1707, sur le registre de baptême de son fils. Le mois suivant, le 14 mars 1707, Crébillon père donne la première représentation de sa tragédie, Atrée et Thyeste.
Élève des Jésuites au lycée Louis-le-Grand, Claude Prosper Jolyot de Crébillon reçoit une excellente formation qu’il complète par sa fréquentation des coulisses de la Comédie-Française. Mais Crébillon fils leur préfère de beaucoup celles de la Comédie-Italienne de l’Hôtel de Bourgogne. Esprit porté à la satire, le jeune homme s’exerce à l’écriture collective de la parodie qu’il pratique avec ses amis de la bohème littéraire. Ensemble, ils organisent, dès 1729, les premiers dîners du Caveau, chez le traiteur Landel, carrefour de Buci. Et fondent, en 1733, une petite société de gens de lettres et d’artistes, exercés aux tournois épigrammatiques et autres joutes libertines. La joyeuse assemblée compte parmi ses membres, Crébillon père, Boucher, le peintre, l'Amiénois Jean-Baptiste-Louis Gresset, l'auteur de Ver-Vert, Jean-Philippe Rameau, compositeur et auteur des Indes galantes, et La Bruère, le librettiste de Rameau. Crébillon participe également aux « Dîners du bout du banc » chez Mademoiselle Quinault et le comte de Caylus.
Crébillon fils est l’auteur, notamment, du Sopha, satire sociale audacieuse à la mode orientale, des Égarements du cœur et de l’esprit, roman à la première personne, dans la veine de Manon Lescaut. Dont les deux premières parties sont publiées en 1736. Mais aussi des Matines de Cythère. Œuvre plus connue sous le titre La Nuit et le Moment. Le chef-d’œuvre de Crébillon.
Contemporains des œuvres de 1736, les dialogues de La Nuit et le Moment ne furent publiés qu’en 1755. Grimm salua leur publication en disant : « M. de Crébillon prétend que les Matines de Cythère sont ce qu’il y a de mieux dans sa vie. » C’est aussi le seul dialogue du Siècle des Lumières à pouvoir rivaliser avec Les Bijoux indiscrets (1748) de Denis Diderot. Et sans doute aussi, « l’une des plus brillantes variations sur ces Mille et une Nuits qui ont tant fasciné le XVIIIe siècle. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
LA NUIT ET LE MOMENT (EXTRAIT) :
« La scène est à la campagne, dans la maison de Cidalise. » Dans sa chambre ou plutôt dans son lit.
Cidalise : Eh ! Julie, dites-moi, n’a-t-elle pas en plus à se louer de vous qu’Araminte ?
Clitandre : Ah ! nous revoici à Julie à présent ? C’est-à-dire que vous voulez absolument que je l’aie eue ? Je ne crois pourtant pas…
Cidalise : L’avoir eue, sans doute ?
Clitandre : Mais quand j’aurais quelque doute là-dessus, il serait mieux placé que vous ne croyez ; après tout, je ne l’ai jamais eue qu’une après-dînée. Est-ce là dans le fond, ce que l’on peut appeler avoir une femme ?
Cidalise : Comment peut-on n’avoir qu’une après-dînée une femme d’une certaine façon ! Julie ! en vérité ! Je ne l’aurais jamais cru !
Clitandre : Ne la blâmez pas, rien ne serait plus injuste. Il eût été infâme à elle de me garder plus longtemps, et vous-même en conviendrez, quand vous saurez de quelle façon les choses se sont passées. Vous vous souvenez que l’été de l’année dernière fut d’une chaleur extrême. Un de ces jours où l’on étouffait, j’allai la voir ; je la trouvai seule dans un cabinet dont toutes les jalousies étaient fermées ; de grands rideaux tirés par-dessus y affaiblissaient encore la lumière ; elle était sur un sopha, fort négligemment étendue, vêtue plus négligemment encore. Un simple corset dont les rubans étaient à demi dénoués, un jupon fort court étaient ses seuls ajustements. Sa tête était nue, et ses cheveux, ainsi que le reste de sa personne, étaient dans cette sorte de dérangement mille fois plus piquant pour nous que quelque parure que ce soit, quand, comme chez elle, il est soutenu par tout ce que la propreté la plus recherchée, la jeunesse et les grâces peuvent avoir de plus enchanteur. Vous savez combien elle est jolie ; elle m’avait souvent tenté, et je le lui avais quelquefois dit en passant. Il me prit ce jour-là plus d’envie que jamais de le lui dire encore. L’attitude dans laquelle je la surprenais était charmante; et je conseillerai à toute femme bien faite d’en prendre une pareille, quand elle voudra faire la plus vive des impressions. Son jupon, surtout, lui couvrait assez peu les jambes : elle ne l’ignorait pas sans doute ; mais comme après les vôtres, je n’en connais pas au monde de plus parfaites, mon arrivée ne lui fit rien changer à la position où elle était. Dans l’instant que j’allais lui dire à quel point j’étais frappée de ses charmes, elle mit la conversation sur l’horrible chaud dont nous étions accablés depuis quelques jours. Vous savez qu’elle a fait des cours chez Pagny, et qu’elle donne quelquefois à dîner à quelques Illustres de L’Académie des sciences, et il ne vous paraîtra sans doute bien extraordinaire que moyennant tout cela elle croie savoir parfaitement la physique. Je l’avais si souvent plaisantée sur la fantaisie qu’elle avait d’être savante, qu’elle crut devoir saisir une si belle occasion de me prouver qu’elle l’était devenue. Elle entama donc une dissertation sur les effets de la chaleur, et sur la sorte d’anéantissement où elle nous plonge lorsqu’elle est extrême. Ce qu’autant que je puis m’en souvenir, elle prétendait causé par la trop grande dissipation des esprits et par le relâchement des fibres. Je la contredis; elle s’anima, et si bien qu’elle vint enfin jusqu’à me soutenir que ce jour-là, notamment, il n’y avait point d’homme qui, dans les bras de la femme non seulement la plus aimable, mais encore la plus aimée, ne se trouvât absolument éteint. Je donnai dans le moment même le plus furieux démenti du monde à son opinion ; cependant quelque avantage que j’eusse sur elle, je me contentai de lui dire modestement que je craignais qu’elle ne se trompât. Ma modestie, et la douceur de mon ton, la persuadèrent apparemment pour n’être pas de son avis aucune bonne raison et que je contredisais uniquement pour contredire. Cette idée l’armant contre moi d’un nouveau courage, elle me dit fièrement être sûre de ce qu’elle avançait, et que les premiers physiciens du monde pensaient comme elle là-dessus. Je lui répondis toujours avec la même douceur qu’il n’était pas impossible que l’on fût excellent physicien et que l’on se trompât pourtant sur cette matière ; qu’il se pouvait que ces grands hommes sur l’autorité de qui elle se fondait n’eussent décidé que d’après eux-mêmes, et que c’était à moi que j’osais appeler de leur jugement.
Cidalise : Assurément ! Vous ne pouviez guère jouer à la physique de tour plus noir.
Clitandre : Je devrais bien, par exemple, vous remercier de cela ; mais vous ne voudriez peut-être pas ?
Cidalise : Cela est à parier : continuez votre histoire. »
Claude de Crébillon, La Nuit et le Moment, in Romanciers libertins du XVIIIe siècle, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2000, pp. 307-308.
Ah, merci Angèle d'évoquer l'un de mes auteurs favoris du XVIIIe ! Quel brio ! Quelle virtuosité ! Quelle subtilité riante et calculatrice !
Rédigé par : Don Diego | 16 février 2006 à 07:47