Image, G.AdC 13 février [1916] « En somme, je n’ai rien écrit encore et de nouveau le temps s’abrège. Rien n’est fait. Je ne suis pas plus proche de mon œuvre accomplie que je ne l’étais il y a deux mois et, sans cesse, je doute à demi de ma volonté d’exécuter quoi que ce soit. Chaque fois que je me mets au travail, mon démon me dit presque au même instant : « Oh !oui, nous avons déjà entendu raconter tout ça. » Et puis, j’entends R.B. me demander, au Café Royal : « Est-ce que vous écrivez toujours ? » Si je revenais en Angleterre sans rapporter un livre fini, je perdrais tout espoir en moi-même. Je saurais que, malgré tout ce que je pourrais dire, je ne suis pas, en réalité, un écrivain, que je n’ai aucun droit à savoir « une table dans ma chambre ». Mais si je reviens avec un livre achevé, ce sera une profession de foi pour toujours. Pourquoi hésiter si longtemps ? N’est-ce que de la paresse ? Un manque de volonté ? Oui, c’est cela, je le sens, et voilà pourquoi il est d’une si immense importance que je parvienne à m’affirmer. Aujourd’hui, j’ai installé une table dans ma chambre, en face d’un angle, mais de ma place, quand j’y suis assise, je peux voir quelques brindilles de la cime de l’amandier; la mer fait beaucoup de bruit. Il y a sur la table un vase de beaux géraniums. Rien ne pouvait être plus charmant que cet endroit-ci, et je suis là, si tranquille, si haut, comme si j’étais perchée dans un arbre. Je sens que je serai capable d’écrire ici, surtout vers le crépuscule. Ah, une fois en feu pour de bon…comme je flamberais, comme je brûlerais ! Voici un fait nouveau : lorsque je ne travaille pas, je sens que mon frère m’appelle et qu’il n’est pas heureux. C’est quand j’écris seulement, ou que je suis en humeur d’écrire-en état d’ « inspiration »- que j’ai l’impression qu’il est en paix. La nuit dernière, j’ai rêvé de lui et du Père Zossima*. Le Père Zossima disait : « Ne laissez pas mourir l’homme nouveau. » Mon frère était là, j’en suis sûre. Mais, hier au soir, il m’a appelée, quand j’étais assise auprès du feu. A la fin, j’ai obéi, je suis montée. Je suis restée dans l’obscurité et j’ai attendu. La lune est devenue très lumineuse. Au-dehors, il y avait des étoiles très claires, scintillantes, qui semblaient se mouvoir quand je les regardais. La lune brillait. Je pouvais voir la courbe de la mer et la courbe de la terre s’étreindre et là-haut, dans le ciel, passait la rondeur fuyante d’un nuage. Peut-être ces trois demi-cercles avaient-ils quelque chose de particulièrement magique. Ensuite, quand je me suis penchée à la fenêtre, il m’a semblé voir, épars dans tout le champ, mon frère; tantôt couché sur le dos, tantôt le visage contre terre, parfois ramassé sur lui-même, parfois à demi enseveli dans le sol. Partout où je regardais, il gisait. J’ai eu conscience que Dieu me le montrait ainsi dans quelque but bien défini ; je me suis agenouillée près du lit. Mais je n’ai pas pu prier. Je n’avais pas travaillé ; je n’étais pas en état actif de grâce. Je me suis donc relevée enfin et je suis descendue. Mais j’étais triste, affreusement… La nuit précédente, tandis que j’étais couchée, je me suis sentie tout à coup pleine de passion. J’aurais voulu que J. me prît dans ses bras. Mais en me retournant pour lui parler ou l’embrasser, j’ai vu mon frère étendu, profondément endormi, et je suis devenue glacée. Cela m’arrive presque toujours. Peut-être parce que je m’étais endormie en pensant à lui, je me suis réveillée et, pendant un grand moment, j’ai été lui. Je sentais que mon visage était son visage endormi et grave. Je sentais que les contours de ma bouche avaient changé et je clignais les paupières comme il le faisait au réveil. Cette année, il faut que je gagne de l’argent et que je me fasse connaître. Je veux gagner suffisamment pour pouvoir donner de l’argent à L.M ; bref, je veux pourvoir à son existence. Voilà mon intention et je veux me créer assez de ressources pour que J. et moi puissions payer nos dettes et vivre honorablement. J’aimerais publier un livre et avoir en réserve une masse d’histoires toutes prêtes. Ah ! Tandis que j’écris ceci, la fumée de ma cigarette semble s’élever en nuages méditatifs et je me sens plus proche de cette sorte d’être silencieux, cristallisé, que j’étais presque, autrefois. » Katherine Mansfield, Journal [première édition, 1927], Stock, Collection Folio, 1973, pp. 185-187.
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■ Katherine Mansfield sur Terres de femmes ▼ → 14 octobre 1888 | Naissance de Katherine Mansfield → 9 janvier 1915 | Journal → 9 janvier 1923 | Mort de Katherine Mansfield → Voices of the Air (extrait de Villa Pauline) ■ Voir aussi ▼ → (sur Terres de femmes) Narcissique Katinka (Pietro Citati) → (sur le site du New Zealand Book Council) une page consacrée à Katherine Mansfield |
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