Ph., G.AdC
La voilà ramenée au temps du père. Le temps des châtaignes est pourtant loin derrière elle. Peut-être est-ce à cause de cet enfant, né la nuit dernière à N. où
Angèle, sa grand-mère à elle, Angèle, est morte. C’était il y a si longtemps.
Ph., G.AdC
Elle doit s’y faire. Chaque naissance de garçon la ramène inexorablement à la mort du père. Au temps des châtaignes. C’est de cela qu’elle pleure ce matin, alors qu’il fait beau, que le printemps exerce dans son dos ses poussées souterraines et que le nouveau-né dort dans sa candeur lactée. Rien ne devrait la troubler. Elle cherche en tâtonnant pourquoi, depuis hier, elle a si mal. Elle vient de trouver. Cela lui donne le vertige. Voilà justement qu’elle participe à son encerclement, qu’elle y travaille, qu’elle en tisse secrètement la toile.
Elle se dit que tout se tient, que tout est relié, que les textes qu’elle choisit ne le sont jamais au hasard, qu’une force guide ses choix, une force intérieure, qui gît quelque part en elle, au fond d’elle-même. Une force inlassable et sûre qui va creusant son sillon et son cercle, et la ramène toujours à la mort du père. Au temps des châtaignes.
Elle sent l’odeur de terre humide qui monte du maquis livré aux ondées automnales. Les feuilles roussies dessinent sur l’arrondi des fossés des quadrillages de couleur. Losanges et damiers brillent sous le soleil. Bientôt les bogues des châtaignes écarteront leurs tendres « ourlures » pour livrer passage à la rondeur du fruit. Elle marche sur la route du Mulinu. U Mulinu di Pendente. Au détour d’une courbe, la tour de Linaghje, la mystérieuse, découpe sa forme sombre dans la châtaigneraie. Parfois, allongée sur la plage de Ghjottani, elle cherche des yeux la masse schisteuse de la tour. Rassurante, intemporelle. Gardienne fidèle du temps et de l’espace, elle n’a d’immuable en apparence que son apparence.
Elle marche sur la route du Mulinu. Elle se souvient du père. Du dernier été, des dernières connivences. Elle se souvient de la promenade lente sur la route de la châtaigneraie. C’est là qu’elle conduit le père, tous les jours, pour qu’il respire. À l’ombre des grands arbres. Ils s’assoient un instant sur la Roche plate, leur « pierre à palabres », et contemplent la mer, en aplomb du maquis. De quoi parlent-ils ? De leurs lectures ? De leurs projets à eux. Ils ont tout l’avenir devant eux. C’est ce qu’ils croient. C’est ce qu’il leur dit. Les enfants sont encore jeunes. Mais lui, il sait qu’il est au bout du chemin. Il n’ose pas le leur dire, mais quelque chose dans son regard bleu gris le trahit. Mieux encore que des paroles. Il la dévisage avec tendresse, soucieux de masquer l’angoisse qui le traverse par éclairs, chaque fois que surgit en lui la certitude qu’ils ne se reverront plus. Il rit, il évoque Bragaghjina, la chèvre de son enfance. Il avait voulu monter sur le dos de la chevrette comme sur le dos de l’âne. Ils avaient fait ensemble un bout de route, lui accroché aux cornes de Bragaghjina qui fonçait, tête baissée. D’un coup de croupe inattendu, elle s’était libérée de l’indésirable écuyer et l’avait envoyé rouler dans le ravin. Il avait broyé ses lunettes, ses grosses loupes de myope. Et il avait fallu les lui remplacer.
Ph., G.AdC
Elle l’écoute raconter les menus drames de sa jeunesse. Elle l’écoute avec la même concentration que lorsqu’elle était enfant et qu’il lui parlait mathématiques. Elle se refuse à croire que tout cela va prendre fin bientôt, demain peut-être. Elle s’accroche à des détails sans importance, le col ouvert de sa chemise, les rayures bleu nuit. Elle s’attarde sur l’épi en spirale de ses cheveux, qui déroule ses fines hallebardes sur sa nuque. Enfant, elle suivait du doigt le déroulement de ce labyrinthe miniature. Quoi d’autre ? Il n’y a rien d’autre. Il y a, voilé dans une demi-brume, le souvenir d’une voix. Celui d’un sourire. Il y a les châtaignes sur la route. Elle s’arrime à leur rondeur rassurante. Certaines hésitent encore à rouler dans l’herbe, encloses dans les parenthèses de leur bogue tendre, prêtes pourtant à s’échapper d’un bond. L’odeur de terre humide emplit les narines. Elle veut ne plus penser à rien. De quoi est fait ce rien-là ? Un rien trop lourd dont les quatre lettres se chargent d’images. Celles des promenades ralenties sur la route, celles des haltes qui permettent de reprendre souffle. Celle de l’escapade de cet été-là, jusqu’à la marine, celle du dernier pastis interdit pris sous la paillote. Surtout, ne rien dire à maman ! Ils reprennent la route en sens inverse. Ils remontent vers le village. Ils passent à nouveau devant le Mulinu, puis au pied de la tour de Linaghje. Non, elle ne dira rien. Elle promet.
Avec les premières pluies d’automne, les hérissons ont fait leur apparition le long des talus. Quittant les fossés embroussaillés, ils tentent une échappée vers l’ailleurs. Elle en a rencontré un sur la route du Mulinu, à la hauteur de la tour. Toutes épines dehors, il roule sa bosse au ralenti sur le goudron. À ras de terre, hésitant et déhanché. Cette vie minuscule, insondable, l’attendrit. Elle veut rendre à son fossé herbu le ricciu di terra, de peur de le voir écrasé sur le macadam. Comme tant d’autres. De la pointe d’une branche d’arbousier, elle tente de le ramener vers un abri sûr. Elle se penche sur lui pour l’observer de plus près. Son museau de souris aspire la poussière, puis la rejette. Il produit dans cet exercice un grognement têtu, suivi d’un sifflement de forge. Elle est très étonnée de ses airs de chat en colère. Elle ignore que le hérisson souffle ainsi. A-t-il peur ? Elle observe ses piques, dressées comme autant de herses fines vers un ennemi invisible. Elles ondulent pareilles aux piques des oursins roulant boulant dans les paniers.
Et sur la route, toujours, il y a les bogues vertes des châtaignes qui roulent à ses pieds. Et cette odeur âcre et passée qui imprègne l’air dès qu’elle foule les chatons blonds qui tapissent le revers de la route. Elle se baisse pour ramasser les fruits ronds et dodus qu’elle dégage de leur gangue de chair tendre. Elle les roule dans la paume de sa main, elle les lisse et les fait briller. Elle les enfouit dans son sac à trésors, parmi les cailloux et les coquillages. Elle les retrouvera plus tard, après la fête des Santi, bien après novembre. Après le temps de la mort du père. Ils auront un peu perdu de leur couleur brune, un peu de leur brillant, un peu de leur fière patine. Elle les rangera dans le grand livre de la mémoire. Dans son dos, le soleil murmure le chant du printemps. Le cyclamen sauvage et les nombrils de Vénus ne vont pas tarder à sourdre en silence de la terre. Sur la route, entre le Mulinu di Pendente et la tour de Linaghje. Là-bas.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Ph., G.AdC
Ah ! j'apprécie bien ces Châtaignes... C'est beau, ça sent bon tout autour, et on les sent déjà rôties, ce qui est comme une seconde odeur du feu, après celui du bois de chêne... C'était dans les Cévennes, à l'âge de quatre ans pour la première fois découvrant la France : la route menait droit à l'auberge, on rentrait à la nuit ; en contre-bas, par delà un muret, il y avait un cirque, un cirque minuscule avec quelques lumières, un feu et des poneys à paître. Au long, dans l'obscurité, l'odeur acide des platanes, mais traversée de l'immense odeur des châtaigniers, odeur d'un bois qui nous semblait immense, plus haut, sur les pentes. Mais l'enfance elle-même est immense. Génolhac : un pays qui n'est pas à moi. Et dont j'ai l'être toujours, pourtant - avec l'odeur immense des châtaigniers. J.-M.
Rédigé par : Jean-Marie | 24 janvier 2006 à 01:24
Comme l'on ne peut donner que ce que l'on a, les châtaignes furent une des principales exportations du pays.
Cordialement
Rédigé par : temps | 24 janvier 2006 à 12:02
Comme votre temps des châtaignes ressemble à mon temps des mirabelles! Comme votre pays et le mien ont une parenté secrète et évidente pourtant...
Comme vos souvenirs me ramènent aux miens et au goût sucré et gourmand des lèvres collantes du jus des fruits d'or ou, plus tôt dans la saison, bleuies par les brimbelles; voire, plus tard cette fois-ci, à mes pas dans les sapinières, à la recherche de champignons, les sens tournés par l'humus et l'aspect cathédral de mes forêts...
Que de souvenirs de personnes chères sont associés à ces moments...
Rédigé par : Alfred Teckel | 24 janvier 2006 à 12:12
On entend ici la nostalgie de la châtaigne.
Et pas seulement celle du dernier automne.
Mais à mettre mes pas dans ceux de ton souvenir, voilà que ce sont mes mains qui causent.
Elles se font coquines et tirent la langue au temps qui passe. Mes doigts frisent les moustaches en mémoire d’épines gourgandines et se régalent déjà de la cape coriace et de la petite peau âpre à ôter d’un revers d’ongle au plaisir des papilles.
« Croque la graine qui chut » chuchote digitale l’empreinte perlée de sang.
Et il me semble bien qu’elles disent là le plaisir d’être aujourd’hui…
Rédigé par : Edith | 24 janvier 2006 à 13:57
Dans les vergers de la mémoire
La bogue des souvenirs laisse parfois échapper ses fruits d’enfances
Piquant mon âme des sourdes douleurs de la nostalgie
Rédigé par : Yann | 24 janvier 2006 à 14:06
* Réponse à temps :
Et en retour "Baccalà per Corsica !", "de la morue pour la Corse !", celle, racornie, que les Génois ne pouvaient plus vendre à la criée. Ce proverbe est resté ancré dans toutes les mémoires corses.
Rédigé par : Yves | 24 janvier 2006 à 14:47
Les châtaignes, oui, mais aussi le père... qui n'est plus là, la mort du père, la douleur ineffaçable qui s'ensuit, l'absence lancinante, la présence aussi comme une lueur dans les jours sombres, les souvenirs qui sans cesse ramènent à ce père parti trop tôt, avant l'heure...
Rédigé par : pascale | 24 janvier 2006 à 15:18
* Jean-Marie: Merci d'évoquer votre enfance, vous le faites si bien ! Je reconnais des choses entraperçues, couleurs, parfums, lumières. Nous partageons les mêmes paysages. Celui de l’enfance est immense, c’est vrai. Mais le miracle ne vient-il pas aussi de ce qu’il tient tout entier dans une bogue de châtaigne ?
* Alfred : J’avais oublié les « brimbelles » ! Vous les ramenez à ma mémoire et les voilà qui resurgissent, tout droit sorties de la Vanoise. Je me souviens de mon étonnement et de mon émerveillement aussi, lorsque j’ai découvert l’existence de ce fruit aux syllabes teintées d’enfance. C’était un jour d’excursion en montagne. Je ne connaissais jusqu’alors que les airelles, et encore, de nom seulement. Et je n’avais encore jamais vu de marmottes. Ce jour-là fut un très beau jour !
* Edith : Oui, tu as raison, Edith ! Il y a aussi la saveur d’aujourd’hui et le plaisir d’écorcher de l’ongle le duvet doux et pelucheux qui protège la couleur ivoirine du fruit. J’aime aussi le croquer cru, à pleines dents, chapardé dans la cuisine où je le délivre du bouillonnement de la marmite.
* Yann : ta nostalgie me touche et me bouleverse. « Mon beau navire, ô, ma mémoire avons-nous assez divagué dans cette onde amère à boire, avons-nous assez navigué ! » (J’improvise de mémoire sur des vers d’Apollinaire, j’espère qu’il ne m’en voudra pas !)
* Yves/Temps : Les temps ont changé. La morue est devenue un plat de luxe. Quant aux châtaignes, elles mériteraient de meilleurs soins. C’est pitié de voir les belles châtaigneraies corses, laissées à l’abandon (mises à part quelques exceptions !).
* Pascale: oui, Pascale, tu as vu juste. Mais je crois que tu ne dis pas tout et que tu as vu bien au-delà encore. Merci à toi !
Rédigé par : Angèle | 24 janvier 2006 à 18:50
Ton évocation du père me bouleverse. Ce chagrin que tu as connu si jeune et que tu portes pour toujours, je le connais maintenant. Se raccrocher aux dernières images, ne pas les perdre, craindre d'oublier une voix...
Je me souviens avoir vu ton père au moins deux fois : un jour chez toi où il nous avait fait mettre en cercle en nous tenant les mains avec les bras croisés "comme les scouts" et en scandant une chanson. Puis, une autre fois dans sa voiture : il te conduisait au lycée. Un Monsieur souriant avec des lunettes...
Je pense à toi et je t'embrasse
christiane
Rédigé par : Christiane Laggi | 25 janvier 2006 à 09:03
Christiane, je n'oublierai jamais que c'est grâce à Terres de femmes que nous nous sommes retrouvées. Tu es venue à ma rencontre, un jour de janvier 2005, toi mon amie corse des années d'enfance et d'adolescence, des années Montgrand, à Marseille. Depuis, nous nous sommes revues, sur notre île, et immédiatement reconnues. Après tant d'années.
J'ai complètement oublié le souvenir auquel tu fais allusion, cette ronde que mon père nous avait fait danser. Mais cela ne m'étonne pas de lui. Il aimait jouer et rire avec les enfants, partager leurs jeux et leurs chagrins. Moi, je ne me souviens pas avoir rencontré ton père. Tu m'en parlais, pourtant. Il travaillait beaucoup. Et de ta mère, j'ai gardé une image floue, celle d'une belle femme blonde. Je revois la véranda où nous avions déjeuné et cette vue superbe, imprenable sur les îles de Marseille. Tu habitais dans la lumière de la mer. Et tu ne l'as jamais quittée.
Rédigé par : Angèle | 25 janvier 2006 à 13:07
Texte totalement bouleversant, Angèle, qui me met les larmes aux yeux. Mais aussi texte tellement abouti, avec ce glissement insensible de la châtaigne, si ambivalente, nourricière et pourtant d'automne, vie et mort imbriquées, vers le deuil, le pressentiment, le souvenir, l'évocation. Je me demandais simplement si vous deviez éviter toute personnalisation et si je ne préfèrerais pas que vous disiez "mon" père au lieu de dire "le" père, plus froid, plus distancié, et qui donne un air un peu vieux et surtout figé, à cette figure paternelle qui semble si jeune, si fraîche, si incroyablement présente dans votre texte ?
Rédigé par : Florence Trocmé | 28 janvier 2006 à 18:06
Florence,
Si je peux me permettre de mettre mon petit grain de sel... "Le" père a une résonance tellement universelle ! Chacun/e peut ainsi faire sien/ne ce père qu'Angèle évoque dans son émouvant récit. En fait, je trouve le choix de l'article plutôt que du possessif particulièrement judicieux. Interprétation toute subjective bien sûr... et qui ne vaut que par mon ressenti !!!
Rédigé par : pascale | 29 janvier 2006 à 13:46
Florence/Pascale,
Merci, Florence, pour ce beau témoignage. Mais, si vous me permettez d'aller au bout de ma pensée, je crois que le point de vue de Pascale rejoint pour grande partie le mien. En effet, le choix de l'article défini est tout à fait délibéré. En ce sens que mon père, à mes yeux, a désormais rejoint "mon" univers mental cosmique et une temporalité cyclique ("la saison du père" en quelque sorte), un temps d'avant toute temporalité définie par "notre" présence au monde. D'où cette nécessité de distanciation dont vous parlez si justement, Florence.
Par ailleurs, tous les textes de cette série appartiennent non pas au genre purement autobiographique, mais à celui de l'autofiction. Ce qui m'a incité à longuement réfléchir au choix des pronoms et, au final, à délibérément opter pour la 3e personne du singulier (sauf pour le texte "Mariuccia", où j'ai choisi le tu). 3e personne qui ouvre davantage sur la créativité (du moins la mienne) et me permet d'envisager de plus vastes perspectives ("ouvrir le champ/chant"). En tout cas, merci à toutes les deux pour ces analyses très intéressantes sur une problématique de l'écriture que je crois essentielle.
Rédigé par : Angèle Paoli | 29 janvier 2006 à 15:53