D.R. Ph. David Allan Brandt
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Étrange carnet de bord que La Voyageuse de Karla Suárez. Un roman publié l’été 2005 aux Editions Métailié. Un nuancier dont les couleurs varient au fil du temps qui passe. Au fil des émotions et des rencontres. Un récit ponctué par la lecture en boomerang du journal des errances de Circé. Circé, qui s’installe à la Cubaine chez son amie Lucía. Cubaine elle aussi, et Romaine d’adoption. Retrouvailles qui bouleversent la vie paisible de Lucía et la font basculer dans l’intranquillité. Ci-après un extrait d’un jour gris. Un dernier dimanche de janvier.
Janvier 1991
Toute la journée à nous balader dans L’USP. Nous : Elis, Rey, Lucía et moi. Elle a retrouvé la forme. Le dimanche, les gens viennent dans les jardins de cette université, il y a des enfants, des bicyclettes, des sportifs, nous avons même vu un attroupement très amusant autour de deux personnes en train de danser la capoeira. Un vrai spectacle ! Difficile, j’imagine.
Je suis bien embarrassée avec Lucy, elle m’inquiète de plus en plus. Vendredi, quand je suis rentrée, je l’ai trouvée assise par terre. Elle a dit qu’elle était sortie à midi pour ses ventes, mais qu’elle avait renoncé et merde elle était rentrée à la maison. Le journal était sur le canapé, en charpie. Je sais qu’on n’ y trouve que des boulots pourris, mais nous n’avons pas d’autre solution. Lucía m’a lancé un regard furibond pour me réduire au silence. À son expression, j’ai compris qu’en plus du journal elle avait acheté une bouteille d’eau de vie avec l’argent destiné aux fruits. Je n’ai rien dit, mais elle a souri en affirmant qu’elle avait en effet acheté une bouteille parce que c’était comme ça, les fruits lui donnaient envie de caguer et l’alcool envie de rigoler. Elle était soûle. J’ai essayé de ne pas y prêter attention, mais elle s’est levée en disant qu’elle en avait marre de cette vie de mendiante et qu’elle n’aimait pas demander l’aumône sous la forme de produits de beauté qu’elle ne pouvait même pas utiliser. Elle prétend que je m’en moque, mais pas elle, elle tient à avoir ses propres affaires et à vivre décemment, ce qui lui est impossible. Là, très en colère, elle s’est mise à crier et à m’accuser : c’était de ma faute si elle en est là, si elle était retournée à La Havane elle aurait maintenant une meilleure situation, c’était moi qui lui avais mis dans la tête l’idée idiote de rester dans cette ville pourrie. La diatribe a duré longtemps et m’a semblé plutôt injuste. Elle a fini, la voix hachée et les larmes aux yeux, puis elle s’est enfermée dans la salle de bains. Je me suis installée sur la fenêtre quand j’ai entendu l’eau couler. Quinze minutes. Vingt, à vingt et une et demie je suis allée frapper. Lucía n’a pas répondu. J’ai frappé plus fort en essayant de hausser le ton pour couvrir le bruit de l’eau. Toujours pas de réponse. J’ai donné des coups de pieds et un coup de poing qui m’a fait très mal, jusqu’au moment où j’ai entendu : « Va’t’fair’ foutre, merde ! Foumoilapaix ! » Presque une heure plus tard elle est sortie en titubant à moitié endormie, et elle s’est affalée sur le canapé. Je suis allée refermer le robinet qui était resté tout le temps ouvert, je me suis assise à ses pieds et j’ai placé mes mains à dix centimètres de son corps, je voulais calmer ses vibrations, apaiser sa colère. Je crois que tout ce que j’ai réussi, c’est un transfert, car hier j’avais perdu toute envie de vivre. J’ai mal dormi et quand Lucía s’est levée, je suis restée clouée au matelas, sous le drap, si je ne bouge pas, elle ne remarquera sans doute pas mon existence. Elle a pris une douche et préparé le café, ensuite elle a bu devant moi, puis elle a griffonné un mot et elle est sortie. J’ai profité de son absence pour changer de position, sans renoncer à mon drap protecteur. Quand elle est revenue, elle portait un panier de fruits (envie de rire). Elle a mangé un peu et s’est apprêtée à ranger la salle de bains. Je ne sais pas quelle heure il était quand elle s’est assise sur le canapé pour m’appeler. Elle savait parfaitement que j’étais réveillée. Elle a dit qu’elle voulait me parler, qu’elle voulait que je lui pardonne, qu’elle ne se rappelait pas très bien ce qu’elle avait dit, mais que c’était sûrement des bêtises. Je n’ai sorti la tête à aucun moment, je l’ai seulement interrompue pour l’informer que suivant ses conseils, j’étais justement allée me faire foutre et que je n’avais justement pas envie de vivre ce jour-là, voilà. J’ai passé tout mon temps à regarder le plafond à travers le tissu jusqu’à ce que la nuit tombe et que je ne puisse plus rien voir. Lucía n’a pas renoncé à tourner en rond pour essayer d’attirer l’attention, mais je l’ai ignorée.
Aujourd’hui je l’ai réveillée parce que nous devions retrouver Elis et Rey, elle a essayé de reprendre sa litanie d’excuses, mais j’ai changé de conversation. C’est un beau dimanche qui vaut la peine d’être vécu. Tout l’après midi, elle n’a bu que du coca-cola, elle avait l’air d’avoir retrouvé de l’entrain. Quand nous sommes revenues, elle m’a encore demandé que je lui pardonne, qu’elle ne le ferait jamais plus. Nous lui pardonnons, Circé ? Nous lui pardonnons, Circé.
Karla Suárez, La Voyageuse, Éditions Métailié, 2005, pp. 89-90.
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