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MÉMOIRES D’UNE JEUNE FILLE RANGÉE
Je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail. Sur les photos de famille prises l’été suivant, on voit de jeunes dames en robes longues, aux chapeaux empanachés de plumes d’autruche, des messieurs coiffés de canotiers et de panamas qui sourient à un bébé : ce sont mes parents, mon grand-père, des oncles, des tantes, et c’est moi. Mon père avait trente ans, ma mère vingt-et-un, et j’étais leur premier enfant. Je tourne une page de l’album ; maman tient dans ses bras un bébé qui n’est pas moi ; je porte une jupe plissée, un béret, j’ai deux ans et demi, et ma sœur vient de naître. J’en fus paraît-il, jalouse, mais pendant peu de temps. Aussi loin que je me souvienne, j’étais fière d’être l’aînée : la première. Déguisée en chaperon rouge, portant dans mon panier galette et pot de beurre, je me sentais plus intéressante qu’un nourrisson cloué dans son berceau. J’avais une petite sœur : ce poupon ne m’avait pas.
Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, 1958, collection Folio, page 9.
COMMENTAIRE
Tel est l'incipit des Mémoires d’une jeune fille rangée (1958). Une première page qui ancre le récit dans l’écriture autobiographique. À partir, notamment, des données fondatrices qu’apporte l’album de photos. C’est aussi à partir de ce support visuel que la narratrice, qui est à la fois l’héroïne du récit et son auteur, compte reconstituer l’histoire de sa personnalité. Une personnalité très tôt affirmée, volontaire, consciente de sa position, de sa précocité, de son autonomie, un brin arrogante. Quant à l’écriture, sèche, informative, sérieuse, froide, elle est celle d’une journaliste, soucieuse de garder ses distances avec ce qui est pour elle un travail d’enquête documentaire rigoureux et précis, même si l’objet d’étude concerne son moi. Un moi pour lequel Simone de Beauvoir ne manifeste d’ailleurs aucune indulgence et ne sollicite nullement la compassion du lecteur.
Premier volet d’une importante somme autobiographique, les Mémoires d’une jeune fille rangée s’ouvrent sur la naissance de Simone et se ferment sur la mort de Zaza en 1929. Cette première partie sera suivie de La Force de l’âge (1960), La Force des choses (1963), Une mort très douce (1964), Tout compte fait (1972) et enfin La Cérémonie des adieux (1981). L’ensemble de cette œuvre forme le projet autobiographique de Simone de Beauvoir. Un projet dont l’intitulé souligne d’emblée la fantaisie ironique et provocatrice. En même temps que les paradoxes. Il ne s’agit pas pour l’auteur de rivaliser avec les grands mémorialistes, ses prédécesseurs. Ce qui impliquerait un rapport très étroit de l’individu à l’Histoire. Pour autant, Simone de Beauvoir, soucieuse de ne rien omettre, ne néglige nullement les caractéristiques de son époque et tente, à travers une chronique personnelle, de rendre compte de sa propre « formation ».
Dans ce premier ouvrage, l’auteur retrace ses années de jeunesse et de formation intellectuelle ; ses prises de position face à une famille traditionnelle et bourgeoise qui considère d’un œil réprobateur les ambitions de la jeune fille. Ses rencontres, ses amitiés (Élisabeth dite Zaza, sa plus vieille amie, Jacques, son cousin dont elle se croit amoureuse) et ses fréquentations (Nizan, Sartre). Puis son projet affirmé de passer une agrégation de philosophie et de devenir écrivain. Tout cela passe par une nécessaire émancipation. Et par la rupture avec les principes familiaux conformistes qui avaient jusqu’alors aveuglément pesé sur son existence de « jeune fille rangée ».
Se dégageant peu à peu de la chronique familiale, les Mémoires d’une jeune fille rangée deviennent le laboratoire d’une aventure individuelle qui passe par l’écriture. Une aventure qui trouve sa pleine justification dans la rencontre, en 1929, avec Jean-Paul Sartre qui, au lendemain de l’admissibilité de la jeune agrégative, qu’il a surnommée « Castor », déclare : « À partir de maintenant, je vous prends en main ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Je me souviens si bien de ma première expérience Simone de Beauvoir avec les fameux Mémoires. J'avais 15-16 ans, une amie m'avait recommandé et prêté ce livre relié de cuir vert, mes doigts ont gardé la mémoire d'une douce sensation, et mes yeux celle de la profonde couleur verte. Voilà pour l'extérieur. Mais parlons de l'intérieur, du contenu. Le choc, la révélation. Je suis ce jour-là tombée amoureuse non pas, pas encore, de Simone de Beauvoir la femme mûre, mais de la jeune fille rangée, de ses exigences, de ses doutes, de son caractère entier et incertain à la fois. Comme j'ai aimé ce livre un peu austère à l'écriture parfaite et comme je me suis "vautrée" dans ces descriptions d'une vie d'une autre époque, d'un autre milieu dans une autre ville. Et pourtant, Simone et moi, à des décennies et des kilomètres de différence, avions tant en commun, l'idéalisme des amitiés fortes de l'adolescence et l'idéalisation des garçons que nous croyions aimer, mais aussi la rébellion face aux adultes qui ne comprenaient rien à notre moi profond, l'aspiration à autre chose, quelque chose de grand, de significatif. Je n'ai jamais relu cette oeuvre, peut-être ai-je préféré rester sur mon impression merveilleuse d'alors, celle d'avoir découvert la vraie Littérature.
Rédigé par : pascale | 09 janvier 2006 à 20:59
Cet ouvrage est certainement dans la lignée de ceux où elle considérait sa vie comme « une histoire qu’elle se racontait ». Probablement pour mieux la comprendre. Dans le recueil épistolaire Correspondance croisée 1937-1940, où figurent les courriers qu’elle a assidûment échangés avec Jacques-Laurent Bost, on perçoit justement ces limites à percevoir les événements tragiques qui se trament autour d’elle. Et elle n’est pas la seule. Toute l’intelligentsia parisienne semble comme anesthésiée à comprendre ce qui se met en place dans ces années de pré- puis de guerre. Ce n’est pas un jugement que je porte là, mais plutôt une constatation de ce qui est probablement une des causes de la « victoire » allemande en 1940.
Mais je ne voudrais pas parler de cet ouvrage sans mettre en valeur les qualités humaines que l’on devine chez Simone de Beauvoir ; cette compassion permanente que l’on trouve dans ses lettres, cette frustration même, d’être là impuissante dans les rues et les bars de Paris quand les hommes qu’elle aime, Bost comme Sartre sont à la guerre.
« Les gens sont si optimistes ; vraiment ils pensent qu’on ne se battra pas, que ça durera comme ça un an ou dix-huit mois jusqu’à ce que les Allemands en aient marre – si c’était ainsi, ça vous ferait tout juste une fin de service militaire un peu plus dure, mais aussi plus intéressante. Emma prétend que de même que la peinture moderne est sans sujet, la musique moderne sans mélodie et la physique sans matière, la guerre moderne est sans massacre. On s’est aperçu que dans cette espèce de potlatch l’effusion de sang est inutile ; c’est l’impression qu’on tire d’ailleurs d’une étude de la guerre 1914 ; comme cette guerre est une guerre critique par rapport à 14, il est bien possible que tout ceci soit vrai, qu’on se borne à des manœuvres politiques et au blocus. »
(samedi 4 novembre 1939 – Simone de Beauvoir à Jacques-Laurent Bost)
Rédigé par : Edith | 10 janvier 2006 à 12:26
N'est-ce pas une utopie (dont nous payons aujourd'hui très chèrement les dividendes) d'imaginer que l'intelligentsia était plus à même d'avoir le recul nécessaire pour objectiver "l'histoire au présent" ? Rappelons-nous aussi entre autres (au début des années cinquante) l'histoire Aragon à propos du Goulag. Mais il est vrai qu'il règnait dans les années trente un "climat intellectuel" tel que toutes les conditions étaient rassemblées pour que le national-socialisme et le stalinisme* puissent creuser leur nid (si j'ose dire). Mais qui alors était à même d'échapper au syndrome de Munich ? Hors un Daladier, peut-être, dont personne n'a oublié la remarque chuchotée, lors de son arrivée au Bourget, face à la foule en liesse, au lendemain des accords de Munich : "Ah les cons ! S'ils savaient !". La Grande Guerre et le "plus jamais ça" avaient laissé des traces indélébiles.
* Ci-après un extrait du "Prélude au temps des cerises", issu du Persécuteur persécuté (1931) d'Aragon. Breton, pour excuser son ami, s'en était sorti en disant que tout langage poétique était par définition métaphorique, et qu'il ne fallait pas prendre les "mots à la lettre" :
"[...]
Il s'agit de préparer le procès monstre
d'un monde monstrueux
Aiguisez demain sur la pierre
Préparez les conseils d'ouvriers et soldats
Constituez le tribunal révolutionnaire
J'appelle la Terreur du fond de mes poumons
[...]
Je chante le Guépéou qui se forme
en France à l'heure qu'il est
Je chante le Guépéou nécessaire de France
Je chante les Guépéous de nulle part et de partout
Je demande un Guépéou pour préparer la fin d'un monde
Demandez un Guépéou pour préparer la fin d'un monde
pour défendre ceux qui sont trahis
pour défendre ceux qui sont toujours trahis
Demandez un Guépéou vous qu'on plie et vous qu'on tue
Demandez un Guépéou
Il vous faut un Guépéou
Vive le Guépéou figure dialectique de l'héroïsme
[...]
Vive le Guépéou véritable image de la grandeur matérialiste
Vive le Guépéou contre dieu chiappe et la Marseillaise
Vive le Guépéou contre le pape et les poux
Vive le Guépéou contre la résignation les banques
Vive le Guépéou contre les manoeuvres de l'Est
Vive le Guépéou contre la famille
Vive le Guépéou contre les lois scélérates
Vive le Guépéou contre le socialisme des assassins du type
Caballero Bancour Mac Donald Zoergibel
Vive le Guépéou contre tous les ennemis du Prolétariat
VIVE LE GUÉPÉOU"
Rédigé par : Yves | 10 janvier 2006 à 13:42
"Mais qui alors était à même d'échapper au syndrome de Munich ?" N'y répondez-vous pas un peu Yves, en citant Aragon? Les artistes peut-être. L'art n'a t-il pas toujours signifié au-delà du temps? Je serais bien incapable de refaire l'histoire, voire de l'appréhender complètement, mais à lire votre question il me vient en mémoire les oeuvres de Kathe Kollwitz et leur violence prémonitoire.
Rédigé par : Edith | 10 janvier 2006 à 15:16
Oui, Edith, je dirais que l'art s'inscrit a priori dans un espace a-temporel. Angèle le dit fort bien, à propos de Guernica. La surinterprétation historique de l'oeuvre, si elle n'en a pas diminué la force, en a très probablement appauvri, amoindri ou réduit le champ sémantique. Reste qu'à parcourir la chronologie de Terres de femmes, je reste "bigrement" perplexe devant la proximité dans le temps (un intervalle de 9 jours) entre la première exposition Michaux et la "révélation Guernica" à l'Exposition Internationale "Arts et Techniques" de 1937.
Rédigé par : Yves | 10 janvier 2006 à 18:28
excuse mon francais, mais...
est-ce que tu connais où je peux trouver information sur les activites à Paris pour le 100eme anniversaire de la naissance de Simone de Beauvoir ? (9 janvier 2008)
Est-ce que il y a quelques activités?
merci beaucoup
Fernando.
Rédigé par : Fernando | 14 août 2006 à 21:20
Pour connaître le programme des manifestations prévues pour ce centième anniversaire. Je te suggère de te rendre sur le site de Julia Kristeva et sur le site officiel du Colloque Beauvoir 2008.
Rédigé par : Webmestre de TdF | 15 août 2006 à 11:45