Image, G.AdC
7 janvier 1817
[…] « En Piémont, je me suis trouvé l’involontaire témoin d’un fait singulier; mais alors j’ignorais les détails; je fus envoyé avec vingt-cinq dragons (c’est le capitaine Boroni qui parle) dans les bois le long de la Sesia, pour empêcher la contrebande; en arrivant le soir dans ce lieu sauvage et désert, j’aperçus entre les arbres les ruines d’un vieux château; j’y allai : à mon grand étonnement, il était habité. J’y trouvai un noble du pays, à figure sinistre, un homme qui avait six pieds de haut, et quarante ans : il me donna deux chambres en rechignant. J’y faisais de la musique avec mon maréchal des logis: après plusieurs jours, nous découvrîmes que notre homme gardait une femme que nous appelions Camille en riant; nous étions loin de soupçonner l’affreuse vérité. Elle mourut au bout de six semaines. J’eus la triste curiosité de la voir dans son cercueil; je payai un moine qui la gardait, et vers minuit, sous prétexte de jeter de l’eau bénite, il m’introduisit dans la chapelle. J’y trouvai une de ces figures superbes, qui sont belles même dans le sein de la mort : elle avait un grand nez aquilin dont je n’oublierai jamais le contour noble et tendre. Je quittai ce lieu funeste. Cinq ans après, un détachement de mon régiment accompagnant l’empereur à son couronnement comme roi d’Italie, je me fis conter toute l’histoire. J’appris que le mari jaloux, le comte***, avait trouvé un matin, accrochée au lit de sa femme, une montre anglaise appartenant à un jeune homme de la petite ville qu’ils habitaient. Ce jour même il la conduisit dans le château ruiné, au milieu des bois de la Sesia. Il ne prononça jamais une seule parole. Si elle lui faisait quelque prière, il lui présentait en silence la montre anglaise qu’il avait toujours sur lui. Il passa près de trois ans seul avec elle. Elle mourut enfin de désespoir, à la fleur de l’âge. Son mari chercha à donner un coup de couteau au maître de la montre, le manqua, passa Gênes, s’embarqua, et l’on n’a plus eu des se nouvelles. »
Stendhal, 7 janvier 1817, Bologne in Rome, Naples et Florence, Gallimard, collection Folio, 1987, pp. 201-202.
MON COMMENTAIRE
Rome, Naples et Florence et De l’amour
Ce texte, issu de Rome, Naples et Florence, a été repris par Stendhal dans son ouvrage De l’amour (1822). Au chapitre XVIII, intitulé : « De l’orgueil féminin ». L’auteur rapproche l’histoire du sombre destin de la comtesse de Sesia (dont le nom ne nous est pas donné) de celui de madonna Pia, condamnée par la jalousie de son soupçonneux époux à vivre emmurée dans une tour. Et à périr, fauchée dans la fleur de son bel âge, gâtée par les vapeurs pestilentielles de la maremme de Sienne. Héritière d’une riche famille siennoise, madonna Pia Tolomei emportera dans le silence de sa tombe le secret qui l’a fait mourir. Elle avait inspiré à Dante ces vers, cités par Stendhal :
« Deh ! quando tu sarai tornato al mondo,
[...]
Ricordati di me, che son la Pia :
Siena mi fè : disfecemi Maremma ;
Salsi colui, che innanellata pria
Disposando m’avea con la sua gemma. »
« Hélas ! Quand tu seras de retour au monde des vivants, daigne aussi m’accorder un souvenir. Je suis la Pia, sienne me donna la vie, je trouvai la mort dans nos maremmes. Celui qui en m’épousant m’avait donné son anneau sait mon histoire. »
Dante, Purgatorio, chapitre V, vers 130 à 136.
Rome, Naples et Florence
Publié en 1817, Rome, Naples et Florence est le premier ouvrage qu’Henry Beyle signe du nom de Stendhal. Cet essai marque le début de sa carrière d’écrivain. Dans ce « recueil de sensations », l’auteur s’efforce de dégager le caractère propre des Italiens, leur sensibilité, « toute dans la passion immédiate, dans une acceptation de la jouissance qui se moque du qu’en dira-t-on, dans un ravissement qui exclut toute distance critique… »
Recueil de sensations mais aussi de souvenirs, Rome, Naples et Florence est une réserve d’anecdotes italiennes, prêtes à livrer matière à romans — La Chartreuse de Parme (1939) — et chroniques. Les Chroniques italiennes, recueil de dix nouvelles, seront, elles, publiées en 1857, à titre posthume.
Dans l'oeuvre de Stendhal, chère entre toutes, cet ouvrage tient une place particulière. On me l'a offert pour mes 25 ans dans une belle édition, et je l'ai lu dans un temps point trop heureux pour moi.
Pourtant, chaque fois que je l'ouvrais, les nuages se dissipaient : un rayon de soleil les chassait ; ce ton allègre et tranquille, cette flânerie douce et vive, ce savoir infus dans le mouvement même de la plume, me charmaient immanquablement.
Merci Mister Beyle… et à vous Angèle, pour cette juste évocation.
Rédigé par : Don Diego | 12 janvier 2006 à 18:44