Le 5 janvier 1960, le Studio des Champs-Elysées présente la première création d’Un barrage contre le Pacifique. Adapté pour le théâtre par Geneviève Serreau, le roman de
Marguerite Duras (1950) est mis en scène par Jean-Marie Serreau. La pièce, dont le style « décharné » déplaît à la critique, n’obtient pas le succès escompté. En réalité, l’adaptation théâtrale de ce grand roman durassien, le premier à retracer l’enfance en Indochine, fut éclipsée par l'adaptation cinématographique qui l'avait précédée. La première adaptation cinématographique d'une œuvre de Marguerite Duras.
Tourné dans des conditions difficiles par René Clément en 1957 en Thaïlande, Barrage contre le Pacifique (This Angry Age), adapté par Irwin Shaw, Diego Fabbri, Ivo Perilli et René Clément, connut en effet un succès considérable lors de sa sortie en 1958. L'année même où Alain Resnais tourne Hiroshima mon amour. Succès auquel contribuèrent pour beaucoup les acteurs à l’affiche : Silvana Mangano, Anthony Perkins et Alida Valli. Les droits dérivés cinématographiques et la relance des ventes de l’ouvrage en librairie eurent pour Marguerite Duras un effet bénéfique : ils lui permirent d’acheter sa propriété de Neauphle-le-Château.
Pour autant, l’auteur du Barrage contre le Pacifique est désappointée par le succès du film. Cherchant à abolir toute frontière entre fiction écrite, fiction théâtrale et fiction cinématographique, Marguerite Duras entreprend une nouvelle adaptation théâtrale du roman. Cette recherche aboutit à la création, le 25 octobre 1977, de la version scénique de L’Éden Cinéma. Jouée en 1977/1978 dans la Grande Salle du Théâtre d'Orsay (Compagnie Renaud-Barrault) par Madeleine Renaud, Catherine Sellers, Bulle Ogier, Michaël Lonsdale et Axel Bogousslavsky, dans une mise en scène de Claude Régy.
« Je l'[Marguerie Duras] ai vue de façon régulière pendant l'automne 1977. Tous les soirs au théâtre d'Orsay - le théâtre de Jean-Louis Barrault et Madeleine Renault - où elle assistait aux répétitions de L'Eden Cinema. Soir après soir, elle sortait de la répétition, et elle demandait un coup de rouge. Puis s'exclamait : “ Je ne devrais pas boire! Oh..., je commencerai demain ”. Elle donnait alors à lire à Claude Régy, le metteur en scène, ce qu'elle venait d'écrire. Comme une retoucheuse, à chaque répétition, elle ajustait le tissu des mots à la voix, au corps des acteurs. Elle avait une véritable passion pour l'actrice, Bulle Ogier, dont elle ne cessait de dire : “Qu'elle est belle”. Elle traitait l'acteur, Michaël Lonsdale comme un vieil ami. Elle n’avait pas encore donné ses notes à lire qu'elle s'exclamait : “Dis-moi que c'est bon! ” Je ne comprenais pas le ton avec lequel elle s'exclamait : “ Dis-moi que c'est bon ! ” » (Maria-Letizia Cravetto, Entretien, Web Magazine Avancées Média, n° 5, juin-juillet-août 2004).
EXTRAIT
« Joseph alla au salon et commença à remonter le phonographe de M. Jo. Suzanne le suivit. La mère se leva et mit deux assiettes sur la table. Elle avait des gestes lents comme si sa longue attente dans le noir l’avait ankylosée jusqu’à l’âme. Elle éteignit le réchaud et posa un bol de café noir entre les deux assiettes. Suzanne et Joseph la suivaient des yeux, pleins d’espoir, comme ils avaient suivi des yeux le vieux cheval. On aurait pu croire qu’elle souriait mais c’était plutôt la lassitude qui lui adoucissait les traits, la lassitude et le renoncement.
- Venez manger, c’est prêt.
Elle posa le ragoût d’échassier sur la table et s’assit pesamment devant le bol de café. Puis elle bâilla longuement, silencieusement, comme chaque soir à ce moment-là. Joseph se servit d’échassier et ensuite Suzanne. La mère se mit à défaire ses nattes et à les refaire pour la nuit. Elle n’avait pas l’air d’avoir faim. Tout était si calme ce soir qu’on entendait les craquements sourds des planches des cloisons qui jouaient. La maison était solide, on ne pouvait pas dire, elle tenait bien debout, mais la mère avait été trop pressée de la construire et le bois avait travaillé trop vert. Beaucoup de planches s’étaient fendues et elles s’étaient disjointes les unes après les autres si bien que maintenant, de son lit, on pouvait voir le jour se lever, et que la nuit, lorsque les chasseurs revenaient de Ram, leurs phares balayaient les murs des chambres. Mais la mer était seule à se plaindre de cet inconvénient. Suzanne et Joseph préféraient qu’il en soit ainsi. Du côté de la mer le ciel s’allumait de grands éclairs rouges. Il allait pleuvoir. Joseph mangeait voracement.
- C’est fameux.
- C’est bon, dit Suzanne, c’est formidable.
La mère sourit. Quand ils mangeaient avec appétit elle était toujours heureuse. »
Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, Éditions Gallimard, Collection Folio, 1950, pp. 161-162.
Si j'aime particulièrement ce livre de Marguerite Duras, c'est parce qu'il montre la pugnacité d'une femme à ne pas baisser les bras, même quand les circonstances sont on ne peut plus défavorables.
"La mère", cette mère dont il n'est que question dans ce livre est à elle seule symbole de vie:
"Même depuis l'échec des barrages, il ne se passait pas de jour sans qu'elle plante quelque chose, n'importe quoi qui pousse et qui donne du bois ou des fruits ou des feuilles, ou rien, qui pousse tout simplement."
Et pourtant, en même temps, cette mère, cette femme, sait qu'il ne faut plus y croire, elle regarde, très froide, les enfants qui meurent dans le village ; non pas par indifférence, mais par lucidité de se savoir si impuissante : "Les enfants, eux, naissaient toujours avec acharnement. Il fallait bien qu'il en meure."
Du Duras vu par Duras.
Je ne savais pas que ce roman avait été adapté pour le théâtre ; sûre que j’y courrais si j’en connaissais la programmation ! Mais j’ai eu la chance d’assister il y a quelques mois à une représentation de la pièce Agatha où il est encore question de fleuve et de ce sentiment si particulier, qui unissait Agatha, et son frère, et la mère.
Agatha, une des autres de Duras, comme la mère, comme la petite de l’amant et certainement tant d’autres…
Rédigé par : Edith | 05 janvier 2006 à 22:18
Oui, Edith, le Barrage, c'est ça, c'est le roman de la mère, autour de la mère, autour de son refus de laisser le destin détruire sa concession dans le détroit du Mékong. C'est le récit d'une lutte obstinée pour préserver sa terre, de son travail entêté contre la force aveugle du Pacifique. Ce que nous lisons là, ce n'est pas une métaphore de la vie, mais la vie elle-même. Et pourtant, par-delà le récit de la vie de Madame Donnadieu, ce roman peut se lire comme une métaphore de toute vie, et en cela rejoint l'universel.
Rédigé par : Angèle | 06 janvier 2006 à 08:48
Quand la culture et la littérature sont sources d'échanges chaleureux comme ceux-ci... Merci Guidu et Yves, je n'ai malheureusement pas encore eu le temps de regarder vos infos en détail mais j'ai grand hâte que ce soit le week-end pour ce faire. Je vous ferai part de mes réactions...
Amitiés et bises à vous deux.
Rédigé par : pascale | 06 janvier 2006 à 10:33
Ho amato questo libro, meno il film... e concordo con te, è la vita stessa che si mostra nella sua durezza, per questo ci è così vicina, per questo la sua lettura è universale. E poi risentire la sua voce oggi, non sono sicura d'aver capito tutto, ma è stata una bella emozione. Grazie!
Rédigé par : r.r. florit | 06 janvier 2006 à 12:27
Eh bien dites-moi ! En voilà une découverte ! Je connaissais le nom de Lucio Battisti mais, à ma grande honte rétrospective, pas sa musique ! En mettant l'extrait de Guidu en route je m'attendais à une voix du style crooner italien (Umberto Tozzi, ahhh) ou quelque chose dans le style écorché vif de Paolo Conte ou bien encore du dérisoire à la Celentano ; rien de tout ça, mais une voix mélodieuse, qui berce (la tendresse, Guidu, la douceur ! ), qui pointe dans les aigus, et un bien beau texte, reposant mais qui fait également réfléchir, songer à ce qui pourrait, ce qui devrait être. Il n'y a rien à faire, j'écoute de l'italien et je suis transportée, heureuse, toutes ouïes, je frétille et je m'alanguis... Merci pour ce beau moment de partage...
Rédigé par : pascale | 07 janvier 2006 à 14:46
Ces liens n'existent plus ! Dommage.
http://wf148.lerelaisinternet.com/WEBMAGAZINE/N%C2%B07/REVUE7_7.HTM
http://www.swan.ac.uk/french/duras/
Merci pour vos notes de lectures ! et tout votre site d'ailleurs !
Ellise
PS du Webmestre : les deux liens sont à nouveau actifs.
Rédigé par : Ellise | 15 avril 2012 à 19:30