Il y a une brise qui souffle des collines. Une bouffée de fraîcheur, Dieu merci. Loukas m’a apporté des fleurs (assez semblables à des hyacinthes, mais presque noires. Où peut-il bien les avoir trouvées ? J’ai oublié, inexplicablement de le lui demander). Il cultive une délicate moustache couleur de miel.
Le colonel Stanhope est venu bavarder et nous avons parlé de l’Ecosse : les Highlands nuageux, l’éclat argenté des rivières, les estuaires tapissés de cailloux blancs. Enfin il est parti. Seul devant ma fenêtre ouverte, je regarde les marécages et je hume l’odeur aigre de minuit. J’ai remarqué quelque chose d’insolite. Petit à petit (surtout la nuit) les visions du passé commencent à oblitérer le présent. Je lève les yeux vers les étoiles, mais mon esprit retourne vers des nuits plus noires et des astres plus brillants.
J’ai tenu dans ma vie d’innombrables journaux et carnets. Le premier à Harrow pendant un accès de fièvre, le dernier en septembre à Céphalonie. Mais il est temps de descendre dans un « recoin » plus profond de mon être que je ne l’ai fait à l’occasion de ces gribouillages superficiels et prosaïques. Je noterai les événements de la journée (ils sont en général fastidieux et futiles) ; puis un astérisque (j’ai toujours aimé les astérisques, et une étoile, en Perse, symbolise le destin); et, après ce chaste et symbolique astérisque, j’irai rôder dans la nuit à la recherche de mes « recoins » les plus secrets.
* *
Très bien. Commençons par le commencement.
Mais, bien entendu, il n’y a pas de commencement. Seulement des montagnes et des orages, des poissons et des libellules. Un lutin accroupi près de la mare et un gnome tapi dans un saule.
Quand j’avais neuf ans, nous passâmes l’été, ma mère et moi, dans la vallée de la Dee. Nous logions chez un fermier, un Mr Robertson, non loin de Ballaterich, et le pic de Loch-Na-Gar dressait sa forme majestueuse dans le lointain. Parfois nous nous promenions sur les rives de la mer creusée d’écume, mais le plus souvent nous allions nous baigner dans l’estuaire. Un jour je me rendis sur mon poney jusqu’au vieux pont que nous appelions Brig o’Balgonie. Il enjambait un lac profond, entouré de bois, et je regardai fixement l’eau, où un poisson flottait immobile. La vieille Mrs Robertson, la femme du fermier, m’avait chanté une chanson :
Brig o’ Balgonie
Black’s your wa’
Wi’ a wife ae son,
On a mare’s foal,
Down ye shall fa’
Down, down ye shall fa’!
Down, down ye shall fa’!
J’attachai mon poney et m’engageai dans les bois. Il y avait encore de la rosée sur les groseilles. Une araignée se suspendait à la toile mouillée. Des oiseaux chantaient à la gloire du soleil qui filtrait à travers les feuilles. Et brusquement je tombais amoureux de tout ce que je voyais autour de moi et, chose plus étrange encore, je sentis que j’étais aimé en retour. En cet instant, sans en avoir du tout conscience, j’inventai mon dieu secret.
J’allai jusqu’au bord du ruisseau et m’agenouillai dans la mousse. De minuscules têtards et des vairons filaient comme des flèches. A la surface quelques araignées d’eau patinaient avec extase. N’étaient-elles nées que pour être heureuses? Et moi, étais-je né pour être heureux ? En poursuivant mon chemin, je vis dans l’eau une chose noire et velue : une renarde, sans yeux et sans mamelles, évidée par la masse grouillante des vers.
Était-elle née pour être heureuse, elle aussi ? Mais pourquoi pas pour toujours ? Où se situait l’erreur ? Qu’était-ce que cette affreuse chose qui lui était arrivée ? Qu’était-ce que cette horrible immobilité dévorée par les vers ?
Tout à coup je me sentis triste et je m’assis sous un if. Du bout de l’index je traçai mon nom avec soin dans la poussière. Puis je l’étudiai pensivement. BYRON. Quel nom vraiment étrange. Il rimait avec iron, fer, mais il ne l’évoquait certainement en rien. Il avait une qualité bizarrement éphémère et fugace. Ce Byron… était-ce moi ? Par quel caprice du sort devais-je m’appeler Byron ? Et, à bien y réfléchir, pourquoi me trouvais-je sous un arbre près du Brig o’Balgonie ? Je traçai un grand cercle autour de ce curieux patronyme, puis j’attrapai une sauterelle et la plaçai au milieu. Mais, loin de résoudre l’énigme de mon identité, elle ne fit que la rendre plus profonde : la sauterelle me regarda de ses yeux verts comme les pois et sauta dans les buissons, en laissant mon nom légèrement brouillé. Les lettres dérangées formaient quelque chose qui ressemblait à EVRUN…
Fréderic Prokosch, Le Manuscrit de Missolonghi, Editions Stock, Collection 10/18, 1968, pp. 20-23.
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