Kafka par Andy Warhol, 1987
Ph. D.R.
Source
25 janvier 1915
Dois-je résumer, Felice ? D’abord une observation aussi ancienne qu’immédiate. Je prends la plume et je suis proche de toi, plus proche de toi que lorsque je me tiens auprès du canapé. Ici tu ne me renverses pas, ici tu n’évites pas mes yeux, ni mes pensées, ni mes questions, et pas même lorsque tu te tais. Serions-nous donc ici dans l’appartement du grenier avec l’horloge du clocher comme pendule ? Possible.
Nous avons constaté que nous n’avons passé ensemble aucun bon moment. Et encore, c’est dit bien pompeusement. Peut-être n’avons-nous pas passé ensemble une seule minute de totale liberté. Je me rappelle Noël 1912. Max était à Berlin et croyait devoir te préparer à une lettre affreuse qui te menaçait. Tu avais promis de rester courageuse, mais en ajoutant à peu près ceci : « C’est si curieux : nous nous écrivons régulièrement et très souvent, j’ai déjà beaucoup de lettres de lui, j’aimerais beaucoup l’aider, mais c’est si difficile, il me rend les choses si difficiles, nous ne parvenons pas à nous rapprocher. » C’est là - comprends-moi bien - que tous les deux nous en sommes presque restés. L’un le reconnaît plus tôt, l’autre plus tard, l’un l’oublie un moment où l’autre s’en souvient. Il y aurait un moyen facile d’arranger les choses, pourrait-on croire. Si on ne peut pas se rapprocher, on s’éloigne. Mais, d’un autre côté, cela non plus n’est pas possible. Le poteau indicateur ne montre que cette unique direction.
Tel est le premier fait impitoyable. Le deuxième réside en nous deux. J’ai constaté que chacun de nous est impitoyable envers l’autre ; non pas parce que l’un tiendrait trop peu à l’autre, mais nous sommes impitoyables. Toi probablement en toute innocence, donc sans sentiment de culpabilité, donc aussi sans la souffrance qu’entraîne ce sentiment. Chez moi, c’est autre chose. C’est peut-être un malheur que je ne puisse pas discuter, j’attends quelque chose comme l’éclosion, du dedans, de la conviction dont j’éprouve le besoin, et je ne me donne pas la peine, mais on ne s’en aperçoit pas du tout, tant en cela mon incapacité est grande. C’est pourquoi extérieurement nous n’avons jamais de disputes, nous allons paisiblement côte à côte, mais pendant ce temps-là, l’air qui nous sépare est sillonné d’éclairs, comme si quelqu’un le fendait continuellement à coups de sabre. Et pour ne pas l’oublier : toi non plus, tu ne discutes pas, toi aussi, tu souffres en silence et, pour rétablir l’équilibre, cette façon de souffrir pèse peut-être plus lourd que la mienne, puisqu’elle est innocente.
Et il arrive maintenant ce que j’avais exactement prévu. Je ne suis pas parti volontairement, je savais ce qui me menaçait. J’étais menacé par la tentation de la proximité, cette tentation absurde qui me tient positivement la nuque et qui ne me lâche pas même dans cette glacière. […]
Je t’écrirai peu, les lettres vont si lentement, on n’écrit pas non plus aussi librement qu’autrefois, et puis je ne t’accablerai plus de prières pour te presser de m’écrire, les lettres ne nous ont pas apporté grand-chose, il faut essayer par d’autres moyens […]
Suffit, j’ai encore beaucoup à faire […] Si demain matin […] tu voulais bien me réveiller à temps, disons vers 7 heures et demie, par un bon rêve affectueux, ce serait très gentil. Mais fais en sorte si possible qu’avant de me réveiller le rêve se déroule correctement, jusqu’à la vraie bonne fin qui est peut-être préparée pour nous deux je ne sais où.
Bien à toi.

Franz Kafka, Lettres à Felice in Œuvres complètes IV, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, pp. 659-660.
COMMENTAIRE
La correspondance de Franz Kafka avec Felice Bauer s’étend de septembre 1912 à octobre 1917. Remise par Felice elle-même aux éditions Schocken (1955), cette correspondance a été publiée en 1967, sept ans après la mort de Felice (1960). Cet échange épistolaire rend compte de la complexité d’une relation amoureuse fictive, fondée sur l’ambiguïté des sentiments, les mensonges et les remords. Passion imaginaire que Kafka s’était inventée pour Felice. Au lendemain de leur première rencontre, le 13 août 1912, à Prague, chez Max Brod, ami de Franz.
Superbe portrait de Franz Kafka par Andy Warhol. Il y en d’autres tout aussi magnifiques dans la Michael Berger Gallery !
Amicizia
Guidu_____
Rédigé par : Guidu | 25 janvier 2006 à 16:43
Sur Franz Kafka, voir les très belles pages que, par le biais d'une charmante anecdote, Paul Auster consacre à cette personnalité "extraordinaire" dans son dernier opus, The Brooklyn Follies (page 153 dans la version en anglais chez Faber & Faber, 2005). Kafka, un grand homme de la littérature mais aussi un grand humain...
Rédigé par : pascale | 25 janvier 2006 à 18:58
D'autres très fins portraits ont retenu mon attention, notamment ceux de Sarah Bernhardt, George Gershwin et Louis Brandeis. Mais, ce que j'ai préféré, ce sont les émouvantes variations sur les couchers de soleil (sunsets), je ne connaissais pas cet aspect du travail de A. Warhol. Belle découverte.
Rédigé par : pascale | 27 janvier 2006 à 13:34
A la suite de la lecture de cette lettre entre Kafka et Bauer... je ne peux résister à la tentation de vous recommander, dans un autre registre de sentiment, la correspondance de Simone de Beauvoir avec son amant Nelson (l'Américain) sous l'oeil vigilant de Sartre...comme Simone de Beauvoir, je suis une adepte de Kafka ...et dans cette correspondance, elle témoigne de sa "connivence d'esprit" avec Kafka... je lis actuellement Le Procès et il va sans dire que K et l'auteur ne font qu'une et même personne... et que la culpabilité est à son apogée lors de l'exécution de son protagoniste... lisez cette correspondance, je suis sûre que vous adorerez !!
Une liseuse fidèle de Kafka et de Sartre... passionnée de littérature car seul moyen de se connecter avec la vie... la Vraie !!!
Solika...
Rédigé par : Solika | 26 mai 2006 à 15:57
Merci, Solika, pour cette suggestion. Je vais mettre les Lettres à Nelson Algren dans mon programme de lecture... et peut-être aussi la Correspondance croisée avec Jacques-Laurent Bost.
Amicizia,
Angèle
Rédigé par : Angèle | 26 mai 2006 à 19:45