Né à Malines (Belgique) le
22 janvier 1913,
Henry Bauchau écrit « pour se parcourir ».
Francis Bacon, Œdipe et le sphinx, 1978,
d'après la toile d'Ingres de la National Gallery
Source
Voir aussi la toile de 1983.
Traversé par de graves crises liées aux traumatismes de son enfance, Henry Bauchau entreprend une cure psychanalytique avec Blanche Reverchon, épouse du poète Pierre Jean Jouve. Qui lui déclare un jour qu’il lui faut « écrire ou crever ». Bauchau choisit l’écriture et publie, grâce à Jean Paulhan, un recueil de poèmes Géologie (1958). Vient ensuite sa première pièce de théâtre, Gengis Khan (achevée en 1955, mais publiée en 1960), qui sera adaptée en 1961 par Ariane Mnouchkine.
Installé à Paris où il exerce le métier de psychothérapeute auprès d’enfants en difficulté, il conduit des travaux sur les rapports étroits entre l’art et la psychanalyse et enseigne à Paris VII. Il continue d’explorer les voies de l’écriture. Poète, dramaturge et romancier, Henry Bauchau publie en 1990 Œdipe sur la route, premier volet de sa trilogie consacrée au mythe d’Œdipe (Diotime et les lions, 1991; Antigone, 1997), qui lui assure une immédiate célébrité.
Henry Bauchau est mort le 21 septembre 2012 à Louveciennes.
EXTRAIT D'ŒDIPE SUR LA ROUTE
Ils reprennent le travail, elle cherche de nouveaux repères pour le pilote. Clios, suspendu à la corde, s’énerve en sculptant le haut de la vague. Il lâche une prise, perd pied. La corde le balance vertigineusement le long de la falaise et il rit de façon effrayante. Antigone lui crie de remonter, de se reposer. Il descend près d’elle et s’assied, épuisé. Œdipe s’approche, prend sa flûte et joue un vieux petit air qu’on entendait les jours de fête dans les quartiers pauvres de Thèbes. L’eau merveilleuse fait son effet. Antigone se sent légère et parfumée, elle a confiance en elle, elle chante et Clios joint parfois sa voix à la sienne. Il s’en va brusquement, sans doute pour aller dormir dans la grotte et ce moment heureux prend fin.
Antigone scrute la pierre où va naître le pilote. Elle ne s’est pas trompée, le contour tracé par Œdipe est trop petit et n’est plus en rapport avec les rameurs tels qu’elle les a faits. La pierre exige d’autres proportions, il n’a pas senti ce mouvement majestueux qui l’entraîne vers le haut, il n’a pu voir cette ombre qui la redresse ni le regard des rameurs dont l’espérance l’agrandit. L’agrandit jusqu’où ? Elle est effrayée, en se confrontant à la pierre, de s’apercevoir que ses propres repères sont, eux aussi, trop restreints. Le maître de la barque doit être grand, beaucoup plus grand. Il y a là une outrance qu’elle redoute. Elle court vers Œdipe : « La pierre fait du pilote un géant ! - Alors, c’est la pierre qui a raison. » Elle est sur le point de pleurer : « Je n’ai jamais vu de géant. - Mais si, tu en as vu. Quand tu étais toute petite tu vivais au milieu d’eux. Tu les connais très bien. »
Elle esquisse la forme et la stature du corps. L’eau merveilleuse agit, elle se sent à nouveau légère et assurée. Le contour commence à surgir. De profil, le pilote sera grand, pas trop grand, comme étaient Œdipe et Jocaste dans le royaume sacré de Thèbes. Elle est heureuse mais il est temps de retourner au village. Devant la grotte, le foyer est éteint. Clios l’attend : « Je descends avec toi. »
Le soleil à demi caché éclaire le rivage d’une lumière hésitante. Plusieurs barques reviennent au port, elles ont hissé leurs voiles et les rameurs se reposent. Clios l’arrête, il dit « Il faut que je te parle. » Il y a en elle un instant d’attente, d’espérance insensée. Il continue : « Je ne peux pas faire le haut de la vague, je n’y arriverai jamais ». La déception d’Antigone est amère, elle ne peut la cacher. Il ne comprend pas, heureusement. Il se fâche, lui saisit le bras, lui fait mal, lui fait peur : « La vague, c’est la folie d’Œdipe, c’est la mienne. J’ai pu la faire monter, il faut qu’elle se retourne, qu’elle retombe dans la mer. Je n’y arriverai pas, je ne pourrai pas la retenir, tu comprends ? Elle va déferler sur le cap et nous submergera tous. – Mais la vague est en pierre, Clios. – Ne crois pas cela, Antigone, la vague est en délire. Rien qu’en délire.
Henry Bauchau, Œdipe sur la route, Actes Sud, 1990, pp. 149-151.
Merci pour cette célébration de l'anniversaire d'Henry Bauchau, un auteur qui me tient beaucoup à coeur depuis que j'ai rencontré son Antigone...
Sur les blessures de son enfance, l'expérience de sa psychanalyse avec Blanche Reverchon et de ses premiers pas dans la "voie profonde" de l'écriture et de la création, Henry Bauchau revient dans un très beau - et long - poème intitulé La sourde oreille ou le rêve de Freud, texte fondateur de son oeuvre, publié en 1978, vingt ans après son premier recueil Géologies.
Et j'aimerais, tout simplement, vous en faire partager un court extrait :
"Comme une eau vive, entre les bancs, la poésie est entrée dans ta vie
Venant de la cour triste et bétonnée, du cube noir et maculé que l'on donne en pâture aux garçons.
Elle sourit à ceux qui passent sans la voir. Elle sourit aux mots de l'Evangile qui errent, qui espèrent dans les longs corridors de mai, quand les vacances se rapprochent et que le bonheur est si loin.
La prosodie du temps, des mortes et des brèves, la poésie était en toi, elle attendait dans la sourdine.
Virgile parlait avec son corps, avec le tien, selon le langage rythmé de nos muscles si beaux sur les planches d'anatomie.
Tu ne l'as pas compris. Il a fallu prendre au plus long, faire le songe de Freud, errer sur les confins de la folie
Pour aimer d'un nouveau regard le mot natal, celui qui sait ensemencer l'oreille
Quand il revient ayant tout vu, ayant tout oublié, pour ne plus écouter que la voix qui se tait
Qui chante, quand le feu s'éteint, pour célébrer le nécessaire. La brume monte dans les prés et les premiers oiseaux s'éveillent. On sait que le soleil est là, c'est l'aube de la poésie, avec ses lumières subites, avec son jour entre deux nuits."
La Sourde Oreille ou le rêve de Freud, repris dans Heureux les déliants, poèmes 1950-1995, Labor, 1995, page 109.
Rédigé par : Anne | 23 janvier 2006 à 04:05
Bienvenue Anne pour votre première visite sur Terres de femmes et ce superbe extrait. Une confidence, Antigone de Bauchau est bien dans mes carnets d'attente (j'en ai de toutes les couleurs !). En compagnie de quelques grandes figures mythiques. A suivre donc... J'ai un lien un peu sentimental avec Œdipe sur la route, mon amie lectrice-marcheuse Marianne nous l'ayant intégralement lu au coin de la cheminée, à la bougie, dans mon hameau du Cap Corse, au cours de plusieurs veillées d'hiver... sous la neige (eh oui !).
Rédigé par : Angèle | 24 janvier 2006 à 14:22