Le 1er janvier 1923, un mois et demi à peine après la mort de Marcel Proust, survenue le samedi 18 novembre 1922, La Nouvelle Revue française consacre à l’auteur d'À la recherche du temps perdu, un numéro spécial intitulé : « Hommage à Marcel Proust ».
Jacques-Émile Blanche
(Paris, 1861 - Offranville, 1942)
Portrait de Marcel Proust, 1892
Huile sur toile, 73,5 x 60,5 cm
Musée d'Orsay, Paris
Ce numéro de La Nouvelle Revue française contient deux fragments de La Prisonnière, « roman » qui ne verra le jour dans sa version intégrale et définitive que l’année suivante en 1923. Le premier fragment est intitulé « Une matinée au Trocadéro », le second, « La mort de Bergotte ». La Prisonnière est suivi de La Fugitive (Albertine disparue), publié en 1925, et du Temps retrouvé, publié en 1927.
Jan Vermeer (1632-1675)
Vue de Delft, 1660-1661
Huile sur toile, 98 x 117 cm
Mauritshuis, La Haye
« LE PETIT PAN DE MUR JAUNE »
« De quelle façon allons-nous nous endormir ? Et une fois que nous le serons, par quels chemins étranges, sur quelles cimes, dans quels gouffres inexplorés le maître tout puissant nous conduira-t-il ? Quel groupement nouveau de sensations allons-nous connaître dans ce voyage ? Nous mènera-t-il au malaise ? À la béatitude ? À la mort ? Celle de Bergotte survint le lendemain de ce jour-là où il s’était ainsi confié à un de ces amis (ami ? ennemi ?) trop puissant. Il mourut dans les circonstances suivantes : une crise d’urémie assez légère était cause qu’on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que la Vue de Delft de Ver Meer [sic] (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu’il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l’exposition. Dès les premières marches qu’il eut à gravir, il fut pris d’étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l’impression de la sécheresse et de l’inutilité d’un art si factice, et qui ne valait pas les courants d’air et de soleil d’un palazzo de Venise ou d’une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant Ver Meer, qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentèrent ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait un petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu’il avait imprudemment donné la première pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. »
Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : « C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien. » Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? »
Marcel Proust, La Prisonnière in À la recherche du temps perdu, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954 (édition de Pierre Clarac et André Ferré), pp. 186-187.
Image, G.AdC
Pour Terres de femmes, pour toutes tes notes, pour tout ce partage, MERCI Angèle !
Une année 2006 riche d'humanité, de créativité, d'amitié : c'est ce que je nous souhaite.
Je t'embrasse !
Rédigé par : nobody | 01 janvier 2006 à 11:35
Cet article me rappelle avec beaucoup d'émotions le spectacle proposé par le théâtre du Petit-Montparnasse, mis en scène par Jean-Luc Tardieu, où ce grand monsieur du théâtre qu'est Jacques Sereys joue avec un énorme talent le texte Du coté de chez Swann de Marcel Proust : il ne le dit pas, il ne le lit pas mais il le vit, pourtant seul sur scène mais si présent dans ce décor de pages manuscrites en pans amovibles.
Je craignais un peu, je l’avoue, en prenant mon billet pour Du coté de chez Proust de m’ennuyer un peu. J’avais en mémoire les pages interminables du livre imposées par mon professeur de français il y a de cela quelques années… Mais Proust est l'auteur idéal pour être entendu, chacun de ses mots trouvant tranquillement son chemin dans la cohésion d’un texte qui sait prendre son temps pour nous révéler toutes ses qualités.
Le spectacle devait s'interrompre fin décembre mais je viens de constater qu'il est prolongé jusqu'à cet été et qu’il est donc encore possible de s’en régaler. Je ne peux que vous encourager à vous y rendre.
Pour en savoir plus sur le spectacle, cliquer ICI.
Rédigé par : Edith | 02 janvier 2006 à 14:29
Merci Edith, pour cette invitation au théâtre. Vous nous donnez vraiment envie d'aller baguenauder du côté de chez Proust. Bien que l'entreprise nécessite probablement davantage de sérieux que ce dont rend compte le verbe que je viens d'utiliser. Mais j'aime l'idée de me laisser porter par la musique du texte, pour m'imprégner au-delà, et par-delà le texte même, d'une époque, de son atmosphère, et par ce monde fourmillant que Proust met en place d'un roman à l'autre, du début de La Recherche à la fin, un monde construit sur une subtile combinatoire de métaphores plus savoureuses les unes que les autres, qui procèdent souvent d'inversions, comme leur auteur lui-même, inversions dont je ne me lasse pas, et même ne parvient pas à me lasser.
Lire et relire Proust, c'est pour moi une décision difficile à prendre, car peu d'auteurs lui résistent. Et après lui, j'ai beaucoup de mal à retrouver "pied" dans ce que je lis. L'ennui bien souvent me gagne et il me faut bien du temps pour retrouver le désir d'abandonner mon cher Marcel !
Rédigé par : Angèle Paoli | 02 janvier 2006 à 23:30
Fascinante et quasi nervalienne ta conclusion, Angèle. Comme si le regret pouvait aussi avoir ses charmes secrets. Je peux en témoigner, l'après-Proust t'a souvent mise - en tant que lectrice - dans un état d'errance oisive si étrange qu'elle en relève d'une ontologie métaphysique qui ne te correspond pas vraiment. A moins que je n'ose dire qu'elle me déroute.
Rédigé par : Yves | 02 janvier 2006 à 23:48
Déroutée? Je le suis aussi. Par Proust bien davantage que par n'importe quel autre "grand" auteur. C'est vrai, après lui, je me sens en dés-errance, désoeuvrée, abandonnée, futile. Il me faut du temps pour me détacher de lui. Il faut croire que son écriture, ces fameuses longues phrases qui n'en finissent plus de vous détourner, enrouler, emberlificoter dans leurs sinuosités et volutes au point de vous faire oublier à la fin ce que vous aviez lu au début, ces longues phrases me portent et me sidèrent au même titre que le monde qu'elles tissent autour de moi et dans lequel je m'englue irrémédiablement mais avec délectation. Oui, il y a dans La Recherche quelque chose qui me bouleverse et me plonge, le temps de refaire surface, dans un état de déliquescence dont je savoure et redoute les étranges sortilèges.
Rédigé par : Angèle Paoli | 03 janvier 2006 à 00:12