Conte de l’Avent
VI
D.R. Image Véronique de Saint Vaulry
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Au lever du jour, ils furent réveillés par les jappements des chiens qui couraient dans la neige tout autour de la bergerie. Battì était dehors depuis longtemps déjà. Un chevreau était né dans la nuit et il avait fallu s’occuper de la mère et du petit. Les chèvres piétinaient dans un bêlement entêté, pressées d’aller courir le maquis. Battì libéra les bêtes de l’enclos, lança les chiens sur leur trace puis rejoignit la bergerie. Les cornes chantournées des boucs majestueux émergeaient de l’ondoyant troupeau. D’un revers de bonnet, Battì salua ses hôtes et leur souhaita bonne route. Demain, s’ils marchaient bon train, ils auraient rejoint les abords du Tretore. Et la grotte de l’Onda.
Un gypaète traçait des cercles lents dans le silence blanc de la montagne. Santu et Saveria reprirent leur route, courageusement. Il faisait grand jour déjà, mais le soleil, trop bas en cette saison de l’année, n’avait pas encore franchi la crête de la montagne. Et une lune blême s’attardait encore au-dessus des voyageurs. Le froid, coupant et sec, était plus vif que la veille. Saveria, emmitouflée dans ses lainages, avait du mal à respirer. D’un revers de main, elle chassait les larmes dures qui coulaient le long de ses joues parcheminées. Tous trois avançaient sans sourciller, absorbés par les rigueurs qui engourdissaient les membres et l’âme. Ils avaient laissé derrière eux la bocca de Tartavellu et amorcé la descente à travers la forêt de pins, dense et sombre. La route était à peine visible, tant la neige était tombée drue, et il était difficile d’en délimiter les frontières. Le visage de Santu, bleui par le froid, s’était encore assombri. À de certains endroits, Manfarinu peinait et trébuchait, dans cette neige fraîche où il enfonçait. Il ne faudrait pas qu’il versât dans le talus camouflé ici et là par l’épaisseur de la couche poudreuse, mais ferme. Saveria réconfortait son fidèle compagnon par une caresse sur le revers des oreilles et Santu lui offrait de temps à autre une poignée de châtaignes rôties. Manfarinu recevait l’un et l’autre don sans rechigner. Il reniflait d’aise.
Dans le grand silence blanc de la montagne, ils ont marché. Ils ont marché sans prendre le temps de faire halte. À la tombée du jour, ils ont retrouvé la grotte de l’Onda.
Le massif de bruyères, recouvert de neige, était invisible lui aussi. Mais la litière de fougères était intacte. Saveria revécut dans sa mémoire le temps écoulé depuis leur première halte. Demain, à la même heure, ils seraient au village. « Si Dieu le veut ». Ils auront retrouvé la chaleur du fucone, dans la cuisine. Et les gestes réconfortants de la vie de la casetta. Saveria, tout à ses pensées et à ses activités, n’avait pas entendu les crissements de pas dans la neige. Elle sursauta en entendant la voix de Santu, mais elle ne reconnut pas celle des hommes qui conversaient avec lui. Elle dressa l’oreille. Combien étaient-ils avec Santu, sur le rocher à l’aplomb du ravin de Ronda ? Les sons se chevauchaient, et lui parvenaient assourdis. Saveria, inquiète, se glissa hors de sa spelunca. Dans la demi-obscurité, elle distinguait la silhouette de deux hommes sur leurs montures. Aux costumes qu’ils portaient, au ton assuré de leur voix, elle comprenait qu’il s’agissait de voltigeurs. Roulés dans leur cape brune, les bottes serrées dans les étriers contre les flancs de leurs chevaux, ils avaient arpenté la montagne à la recherche de deux bandits qui se cachaient dans les vallonnements. Difficile de dire où au juste. Hier, ils avaient cru pouvoir leur mettre la main au collet. Mais les traces qu’ils avaient suivies les avaient conduits à une impasse et maintenant, ils n’étaient plus sûrs de rien. Les bandits, Santu en connaissait au moins un ! Tiadoru. Tiadoru Poli. Il était célèbre dans tout le canton de Rezza et cela faisait bien longtemps qu’il faisait parler de lui. Jamais personne n’avait réussi à le capturer, celui-là ! Il connaissait la montagne comme sa poche et même la neige ne pouvait parvenir à le trahir. Le Tiadoru, il avait donc fini par accomplir sa vengeance. Il avait rendu le sang par le sang. La loi du silence, l'acqua in bocca, l’avait emporté. Maintenant, sa sœur pouvait reposer tranquille dans sa tombe. Celui qui avait souillé sa vie et la réputation des siens gisait au fond de quelque ravin. Il ne resterait bientôt plus de lui que la carcasse, dépecée, nettoyée et blanchie par les oiseaux rapaces. Mais eux, les voltigeurs, ils avaient reçu l’ordre de ramener Tiadoru Poli vivant.
La lune avait surgi au-dessus de la grotte et avec elle les froides constellations de la nuit d’hiver. L’étoile du berger vrillait le ciel de ses éclats de pierre précieuse. Les voltigeurs avaient repris leur course à travers la montagne. Les sabots crissaient sur les cristaux de neige. Les chevaux entremêlaient les dessins de leurs pas. 4/4, 4/4, 4/4. Le crottin chaud fumait dans le froid. Santu et Saveria s’étaient blottis l’un contre l’autre. Saveria frissonnait à l’idée que les bandits puissent être tout près d’eux et faire irruption d’un moment à l’autre dans le noir. Santu la rassurait. Il avait posé son fusil à ses côtés et si Tiadoru se montrait, il saurait lui parler. Il lui offrirait peut-être un gobelet d’« acqua santa ». Elle n’avait rien à craindre. Saveria s’était endormie, réconfortée par le calme de Santu.
Manfarinu s’ébroua à l’approche de son maître qui lui tendait sa première poignée de châtaignes. Une hermine royale pointa sa truffe brune à hauteur du museau de l’âne. Immobile, elle inspecta les alentours, puis grignota la pente du talus sans plus se préoccuper de l’intrus qui la regardait détaler, cardant la neige du pelage fin de son ventre. Manfarinu affronta vaillamment son ultime journée de marche. Hissée sur le dos de sa monture harnachée de couvertures, Saveria mesura le temps qui la séparait de son village. Il lui tardait de retrouver les paysages familiers de la vallée du altu Cruzzini, la cascade de Lancone, les hameaux tapis à l’adret de la montagne, le pont génois qui enjambe le torrent gros des eaux du Monte d’Oru, le moulin de Casella, les premiers jardins de Muracciole, puis les terrasses de l’Oreli et de l’Ortu. Et la fontana de Lucia, la petite divinité de la lumière. Saveria se redressa, étira son dos, surprit les soubresauts de son ventre, qu’elle soutenait des mains. Des petites baies rouges jalonnaient le sentier qu’ils venaient d’emprunter. Les baies rouges des arbousiers qui étoilaient la neige de leurs infimes ramifications.
SUITE>>>> Manfarinu, l’âne de Noël, VII