Empli de son bonheur tout neuf, Santu laissa les femmes entre elles. Assis à côté du fucone, il veillait. Derrière lui, dans l’étable, Manfarinu remuait, donnant du sabot dans la paille. Sans doute l’agitation inhabituelle de la maison l’avait-elle tenu en éveil ! Santu se rendit à l’étable pour vérifier si tout allait bien. Et puis, une petite visite nocturne ne devrait pas déplaire à Manfarinu qui se morfondait dans sa solitude. Santu s’approcha de son âne qui ne cessait de se frotter le dos contre les montants de sa mangeoire. Ce n’était pas dans son habitude. Santu, intrigué, lui redressa le menton afin de le regarder droit dans les yeux. Une étrange lueur baignait le regard de Manfarinu. Une lueur qui transperça Santu et le fit frissonner. Santu découvrit alors une chose étonnante. Aussi imprévisible qu’inconnue. Une croix, une croix noire. Imprimée sur le dos de l’âne. Tendue en travers de son pelage gris. Santu n’en revenait pas. Qui avait peint cette croix sur le dos de Manfarinu ? Le poil de Manfarinu, jusqu’alors uniformément gris, était bel et bien marqué d’une croix, une croix d’un noir soyeux. La branche principale partait de la queue, et se prolongeait en avant sur l’échine. Tandis que l’autre branche, transversale, plus courte, soulignait l’arrondi de l’omoplate. Santu avait beau s’acharner sur le poil de son âne et l’étriller d’une brosse vigoureuse, rien n’y faisait. Désormais, Manfarinu, marqué d’un sceau incompréhensible, rejoindrait l’univers des énigmes. Un faisceau de lumière vive filtrait par le finestrinu de l’étable et illuminait la stalla d’une clarté nouvelle. La croix noire de Manfarinu vibrait d’un éclat de diorite. Santu sortit dans la nuit. Son regard se perdit dans le vaste champ d’étoiles. Peut-être la réponse était-elle inscrite dans le ciel d’hiver ? L’étoile du berger scintillait dans le froid.
Bien des années plus tard, le soir de la veillée de Noël, au coin du fucone, la zia raconte à ses petits-fils l’histoire de Manfarinu et de sa descendance. Elle raconte à ses petits-fils l’histoire de ce pelage gris des ânes corses marqués une fois pour toutes, une nuit de Noël, par une croix noire et soyeuse tombée du ciel et des étoiles. Il était une fois, dans une île de Méditerranée, un âne gris. Un âne gris qui avait porté Saveria. Saveria et l’enfant gîtant dans son sein. L’âne de Santu et de Saveria. Manfarinu. L’âne de Noël.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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LEXIQUE corse/français
Balia : nourrice
Bocca : col
Cabrettu : cabri
Cantina  : cave, cellier; lieu où l'on sert à manger
Carrughju : ruelle, venelle
Casgiu : fromage
Casetta : petite maison
Ferlucci : tiges d’asphodèles
Finestrinu : petite fenêtre
Fucone : âtre
Mammana : sage-femme
Maria a ciùnca : Marie la sourde
Meria : maie ou pétrin
Paghjelle : chant de berger
Paghjola : chaudron
Pentula : marmite
Pilone ou pelone : manteau en poil de chèvre
Prisuttu : jambon
« Quandu u piru hè matùru, si ni casca » : Quand la poire est mure, elle tombe
Scopa : bruyère
Spelunca : grotte, caverne
Stalla : étable, écurie
« O, Anto', di chì n'hè ? » : Hè Antoine, qu'est qu'il y a ?
U mo figliolu : mon fils
Zia : tante
Retour Première de couverture de Fiction-elles
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