En fin d’après-midi, le paysage rêvé par Saveria était là, qui déroulait ses contours familiers sous ses yeux embués par le froid. Il était temps. Manfarinu, certain de reconnaître l’odeur de son étable, avait pressé le pas. Il sentait que Saveria, fourbue, avait besoin de repos. Il la sentait qui se contractait sous les secousses d’une douleur plus précise. Il savait qu’elle retenait ses plaintes, plaintes qu’elle étouffait dans son mouchoir. Une douleur aiguë lui lacéra le bas des reins. L’enfant à naître n’était pas loin. La maison était là. La clé tourna dans la serrure de la porte. Santu aida la jeune femme à grimper jusqu’à sa chambre et à se hisser sur sa couche. Il prépara une bonne flambée, puis monta au village alerter Felicciola. La mammana, flanquée de zia Agata et de zia Assunta, emboîta le pas de Santu en direction de la casetta. Ensemble, ils empruntèrent les marches glissantes du carrughju qui conduisait jusqu’à la casetta aux volets bleus.
Dans la cuisine, les flammes crépitaient sous la paghjola. Là-haut, dans la chambre où reposait Saveria, elles montaient jusqu’aux solives. Les femmes s’empressaient autour de Saveria. Leurs gestes étaient précis et sûrs. Elles avaient préparé bassines d’eau chaude et serviettes. Elles avaient disposé sur le plateau de marbre de la table de toilette divers ustensiles et fioles dont elles possédaient seules l’usage et le secret. Santu quitta le gynécée et alla se réfugier, pensif, au coin du fucone. Il caressait le fourneau de sa pipe d’un geste distrait, attisait les bûches qui absorbaient ses pensées. Les gémissements de Saveria le faisaient parfois sursauter. Au-dessus de lui, les femmes allaient et venaient. Le parquet de bois grinçait à intervalles réguliers. La précipitation s’effaça pour laisser place au ralenti des gestes. Aux rumeurs succéda le silence. Une chaise se renversa pourtant, qui fit sursauter Santu. Il se leva, arpenta la cuisine, se heurta à la meria et à l’angle de la table de châtaignier. Il tendait l’oreille pour supputer derrière chaque bruit un nouvel indice. Combien de temps encore cette attente allait-elle durer ? Il n’en avait aucune idée. Peut-être toute la nuit ! Lui, si calme d’ordinaire, se sentait gagné par une fièvre inconnue, et son inquiétude allait grandissant. Il regarda sans comprendre l’heure qui tournait sans discontinuer sur le cadran de la vieille horloge. Soudain un déchirement lacéra la nuit, aussitôt suivi de miaulements de chatons. Le cœur battant, Santu se précipita à l’étage supérieur. Saveria reposait immobile dans le lit. Ses longs cheveux torsadés en une lourde natte glissaient sur le revers des draps. Santu s’approcha d’elle, lui caressa le front puis les joues, déposa un baiser sur ses lèvres endormies. Dans un angle de la chambre, les femmes s’occupaient de l’enfant nouveau-né. Un beau bébé bien membré que son père arracha des bras de la balia pour l’emporter dans un tourbillon de fierté et de bonheur. Santu dansait et riait tandis que l’enfant, toujours à ses pleurs, lançait vers son père un jet dru et tiède. Santu s’enorgueillit de l’à-propos de son fils. Tout fonctionnait à merveille. Il couvrit de baisers chauds le corps dodu de l’enfant qu’il tenait serré contre sa poitrine. Il tournait dans la pièce à grandes enjambées et le feu projetait sur les solives ses ombres bondissantes de géant.
Felicciola enleva l’enfant des bras de Santu. Il lui fallait l’emmailloter maintenant, avant qu’il ne prît froid. Agata avait pris soin de bassiner les langes avec une brique chauffée à la braise. D’une geste rapide, Agata enroula l’enfant dans ses langes. Le voilà fin prêt pour le sein. Felicciola tendit le nourrisson à sa mère, l’installa confortablement au creux de son épaule. L’enfant têta goulûment. Puis s’endormit.
SUITE>>>> Manfarinu, l’âne de Noël, VIII
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