Au petit matin, tandis que Saveria s’occupait à sa toilette, Santu s’empressa d’aller préparer Manfarinu. Tout à la joie de retrouver son maître, l’âne agitait ses oreilles en signe de contentement. Le voilà de nouveau chargé de ses balluchons et du poids de Saveria qui prenait ses aises sur son échine. Tous trois reprirent la route d’un pas allègre. Ils eurent tôt fait de laisser derrière eux la ville et ses rumeurs, ses remparts et ses mystères. Ils ondulaient d’un pas régulier sur la route qui grimpait en lacets le long des premiers versants. Quelque chose avait changé dans le paysage. Il semblait qu’en deux jours de temps le maquis s’était assombri. Les dernières bruyères effilochaient encore leurs minuscules grappes mauves qui moussaient en cascades le long des pentes. Manfarinu avançait à bon rythme. C’était déjà l’embranchement de Suarichju. Après, la route devenait plus étroite, qui serpente jusqu’à la bocca de Tartavellu. À Suarichju, ils firent halte sous le grand chêne centenaire. Saveria quitta le dos de l’âne pour aller faire ses dévotions à la petite déesse mère qui trônait dans un sanctuaire de pierre badigeonné de bleu. La jeune femme, mains jointes sur la poitrine, implorait la « madone-de-la-croisée-des-chemins » de la prendre sous sa protection, de lui accorder une fin de grossesse sans embarras. Elle déposa au pied du sanctuaire un petit bouquet de scopa noué d’un ruban de couleur. Cela fait, tous trois reprirent leur marche en direction de la montagne.
Un froid étrange, inattendu, happait les voyageurs. La neige serait-elle tombée pendant leur absence ? Santu craignait que oui. Il sentait sa présence dans ses os. Et le ciel en portait les traces, qui soudain s’était affadi. La voilà justement qui fait son apparition. D’abord sur les hauteurs, puis sur les pentes avoisinantes. Elle recouvre à présent la route. Les branches des sapins s’affaissaient sous son poids. La montagne semblait s’être rapprochée. Elle était à portée de main. Il suffirait de gravir la première pente pour se trouver d’un seul trait au sommet. « Qui sait ce que l’on découvre de là-haut, tout là-haut ! » Saveria grelottait à l’idée de ce monde inconnu qui donnait sens à sa vie. Instinctivement, elle ramena les pans de sa pelisse sur elle, puis ceux de son châle. Santu rabattit sur ses joues les oreilles de son bonnet fourré de laine grossièrement cardée. Le froid piquetait les interstices de peau restés à l’air libre. D’un « tsa tsa » nuancé d’appréhension, Santu encouragea Manfarinu à forcer l’allure. Les sabots crissaient sur les cristaux de neige. Ensemble, l’animal et son maître laissaient derrière eux la dentelle de leurs pas. Dessin entremêlé 4/2, 4/2, 4/2 auquel se mêlèrent bientôt de minuscules noyaux d’olives noires. Avec par-ci par-là un amoncellement, une menue grappe serrée. Chaude et humide. Les chèvres étaient passées par là il y a peu.
Les bergeries de Salincaccia n’étaient pas loin. Et les premiers enclos. Les jappements des chiens. Puis les chèvres, laine contre laine. Qui ponctuaient le moindre de leurs déplacements par un bêlement plaintif. Santu s’approcha. Le berger lui fit signe d’avancer. Ils échangèrent trois mots. Santu n’avait qu’à entrer. Il y a de la place dans la bergerie pour sa femme et pour lui. Et aussi un abri pour Manfarinu, derrière la casetta. Qu’ils se mettent à l’aise. Ils sont chez eux. Lui, il faut qu’il termine sa besogne. Il lui reste encore une cinquantaine de bêtes à traire et il faut qu’il le fasse avant la nuit, s’ils veulent pouvoir fermer l’œil ! Et il y a aussi les chevreaux qu’il faut mener à leur mère, sinon ils se laissent mourir de faim ! N’est pas chevrier qui veut ! Santu le savait bien du reste ! Qu’ils entrent ! Il y a le feu, il fait bon dans la bergerie !
Saveria ne se le fit pas dire deux fois. Elle pénétra dans la pièce sombre, tout juste illuminée en un point par les flammes. Elle s’approcha du foyer pour se réchauffer. La lourde paghjola noire grésillait sur le fucone. Une bonne odeur de soupe au lard emplissait l’espace sombre et enfumé de la bergerie. Battì vint voir si Saveria était bien installée. Il aurait bientôt fini. Les chiens jappaient avec frénésie. Le calme tomba d’un seul coup. En même temps que la nuit. Quelques trépignements encore, puis l’agitation cessa tout à fait.
Les hommes s’assirent au coin du feu. La soirée serait longue, mais Santu et Battì n’avaient pas peur du silence et encore moins du silence de l’autre. Battì fredonnait quelques airs, le menton perdu dans sa lourde barbe. Puis sa voix grave monta et la mélopée monocorde des paghjelle emplit la nuit. Saveria savourait cette paix de l’âme. Bientôt le sommeil tomba sur ses épaules. Santu l’aida à s’installer sur son lit de paille. Dans son demi-sommeil, elle entendait la voix brouillée des deux hommes qui se chuchotaient leurs histoires. Puis elle s’abandonna à son bien-être et se livra sans frémir à la fantaisie de ses rêves. Les deux hommes prolongèrent tard encore leurs conciliabules, échangèrent les dernières confidences. Puis chacun s’enroula dans le noir repli de la nuit.
SUITE>>>> Manfarinu, l’âne de Noël, VI
Merci Anghjula,
Pour ce conte frais de l'avent que seule enténèbre sa fin... la vie alors que déjà la croix se dessine.
Pace e saluta a tutti
Rédigé par : Jean-François AGOSTINI | 24 décembre 2005 à 17:06
Question d'angle de vue ou de focale, cher Jean-François. L'âne étant aussi un symbole christique (voir et revoir Au hasard Balthasar de Bresson) au même titre que le poisson, on peut voir en arrière-plan toute une cosmogonie rédemptrice, celle que l'on retrouve chez Hugo (Dieu ou La Fin de Satan où l'âne est aussi présent) ou une allégorie de la métempsycose ou une reviviscence de cultes isiaques. Il arrive que le phénix renaisse de ses cendres.
Bonnes fêtes de fin d'année
Rédigé par : Yves | 26 décembre 2005 à 12:34
Cher Yves,
Vous avez sans doute raison, j'ai cette fâcheuse habitude de vouloir prendre mes instantanés face à l'astre, mes tentavives d'autorédemption sont de ce fait toujours - souverainement - négatives.
Amitiés sincères
Rédigé par : Agostini | 26 décembre 2005 à 14:24
Toute la réponse (très corse...) est bien évidemment contenue dans le "souverainement", proche du "victorieusement fui" de Mallarmé, accolé au "suicide beau". Savez-vous quels vers j'ai actuellement en tête ?
"Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n'avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui."
Merci, Jean-François, pour vos voeux qui viennent tout juste de parvenir à destination.
Rédigé par : Yves | 26 décembre 2005 à 15:07