Saveria sentit l’appel du large, elle qui ne connaissait que les envoûtements de la montagne, elle éprouvait comme une sorte d’ivresse qui la prenait au dépourvu. Santu, plus pragmatique et tout à ses préoccupations, mit un semblant d’ordre dans sa chevelure, en la rebroussant de la main, doigts écartés à la manière d’un large peigne à carder. Il avait troqué son manteau de berger contre une veste de gros velours côtelé. Saveria plia le pilone qu’elle rangea au fond de son baluchon et, en échange, elle en tira une jupe mauve, plus élégante, piquetée de fleurs. Et noua sous son menton un foulard imprimé. L’air vif de la montagne lui avait mis des couleurs aux joues et ses yeux pétillaient de curiosité. Elle n’avait jamais vu autant de monde autour d’elle. De tous côtés, le long du chemin, surgissaient des paysans montés à dos de mulets ou halant des charrettes. Hommes et femmes, vieillards et enfants se pressaient en une foule dense vers la rue principale, celle sans doute qui conduit à la grand-place. La ville bruissait d’une rumeur sourde, indéfinissable. Rumeur de fête ou d’inquiétude. Saveria, peu habituée à ce charivari, n’aurait su le dire. Des groupes se formaient qui discutaient du recensement, de la procédure à suivre, du temps que cela allait prendre pour se faire enregistrer. Avec cette queue qui n’en finissait pas, il y en avait pour la journée à devoir patienter. Les femmes surveillaient les enfants qui s’égaillaient sur la place en criant et en riant. Placides et résignés, les mains croisées dans le dos ou appuyées en avant sur leur canne, les vieillards papotaient, bouches édentées.
Soudain ce fut la ruée. Tout le monde se précipita vers l’entrée principale de la préfecture. L’Administration venait d’ouvrir ses portes. Chacun s’avançait avec les siens. Les familles s’empressaient vers les guichets ouverts. L’inquiétude et la méfiance se lisaient sur les visages. « Ce recensement, qu’est-ce que ce sera ? » Chacun disait la sienne, se perdait en conjectures. « Inutile de poser des questions ! Les employés ont à faire. » Les tampons s’abattaient sur les feuilles dans un martèlement régulier, qui rythmait le temps de passage au guichet. Finalement, le tour de Santu et de Saveria est arrivé plus vite que prévu. Il faut dire qu’une personne bien intentionnée s’était effacée pour céder sa place à Saveria. Du coup, d’autres avaient fait de même. Santu est sorti de la préfecture avec un papier rempli en bonne et due forme entre les mains. Il ne se sentait pas plus avancé pour autant. Il n’en savait peut-être pas davantage, mais il était soulagé. Il emmena Saveria, que cette longue attente avait épuisée, à la recherche d’une cantina. Il se dit que, dans la ville haute, il avait des chances de trouver gîte et couvert. Santu avait tout prévu. Il avait de quoi payer. Il voulait que Saveria puisse se remettre de son épuisement et de ses émotions. Une bonne soupe chaude ne lui ferait pas de mal, et une bonne nuit dans des draps bien frais non plus. D’autant qu’il allait falloir se remettre en route dès le lendemain. Il ne faudrait pas que les douleurs surprennent Saveria en dehors de la montagne, en dehors du village et de la casetta ! Santu se hâta de trouver un logis. Il dénicha dans une ruelle haut perchée, à l’écart du charroi du centre, une chambre où installer la jeune femme. Ce n’était pas le grand luxe, mais la pièce était propre et la literie aussi. Il y avait une table de toilette et son plateau de marbre. Une cuvette en faïence et un broc empli d’eau claire. Saveria savoura le bonheur simple de dormir dans des draps qui sentaient bon la lessive. Elle savait qu’elle allait s’endormir très vite, l’esprit tranquille, enfin. La première partie du voyage s’était bien déroulée. Restait le retour. Elle se dépêcha de se fourrer dans le lit avant que ne la gagne l’appréhension. Elle prit tout de même le temps de brosser longuement sa chevelure qui déroulait la soie de ses vagues jusqu’au bas du dos.
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