Enfin seuls, Santu et Saveria restaient silencieux. Ni l’un ni l’autre n’osaient prendre la parole, chacun faisant mine de s’absorber dans des gestes indispensables. Soudain Santu se lança. Il fallait partir demain. Il avait bien fait d’affûter ses couteaux. Il allait préparer la charcuterie, couper de larges tranches dans le prisuttu qui finissait de fumer au plafond. Il lui restait encore à consolider les coutures du bât de Manfarinu et à en recoudre les fentes qui laissaient échapper la bourre. Santu déposa un baiser sur le front pâle de Saveria, écarta une mèche qui s’était échappée de son fichu et lui balayait la joue. Puis il s’éclipsa et abandonna Saveria à la chaleur de la cuisine.
Le lendemain, Santu se leva avec le premier soleil. Il avait bâté Manfarinu qui renâclait devant la porte. Il ne restait plus qu’à charger les sacs de jute. D’un côté, le sac empli de vêtements et de couvertures nécessaires pour le voyage et de l’autre, le sac de vivres. Le jeune homme jeta un dernier coup d’œil à l’atelier. Il avait eu le temps de tout remettre en place. L’établi était propre et dégagé. Les billots avaient été poussés dans un renfoncement de la pièce, les varlopes, les rabots, les clous et les tenailles avaient été rangés contre la paroi de l’atelier. Tout était en ordre. La cave sombre fleurait bon l’odeur des copeaux de bois fraîchement écalés. Santu avait pris soin de les mettre à l’abri dans un grand sac de corde fermé par une ficelle. Ainsi les copeaux seraient protégés de l’humidité et il les retrouverait à son retour, prêts pour la cheminée. Il était satisfait et en dépit de la pesanteur qu’il ressentait à l’idée de passer outre-monts, il éprouva un sentiment d’orgueil. Passager mais vif. Il tira la porte derrière lui, donna plusieurs tours de clés, vérifia que la porte était bien close. Puis il entra dans la cuisine, contiguë à l’atelier, et alla suspendre la lourde clé à la soupente de l’escalier en bois qui montait à l’étage. Il aperçut Saveria qui descendait les marches péniblement et tentait de conserver son équilibre en s’agrippant à la rampe. De la main restée libre, elle tenait un baluchon de voyage qui contenait châles, jupons, et bas de laine. Santu lui vint en aide. Il la délesta, posa sur le ventre rond un regard attendri. Puis, d’un geste lent de la main, il en caressa le galbe tendu et serré, agité de soubresauts de cabrettu…
Un soleil pâle et rond commençait à poindre de derrière les crêtes hérissées du Monte d’Oru, lorsque Santu et Saveria quittèrent leur casetta de pierre. Bien calée sur le dos de Manfarinu, les jambes emmitouflées dans un châle de laine noir, Saveria regardait les maisons du hameau s’éloigner en cahotant. Santu tira sur la bride qui sanglait la monture. De temps à autre, il tançait son âne d’un « tsa-tsa » affectueux dont Manfarinu connaissait bien la musique. Les longues oreilles de l’animal vacillaient d’aise. En dépit de la lourde charge qui lui était confiée, il n’était pas mécontent de s’éloigner de l’étable et d’entendre ses sabots claquer avec la régularité d’un métronome sur les gros blocs de pierres mal équarris du sentier muletier. Parfois Santu s’arrêtait pour rajuster patiemment une pierre sèche échappée du muret.
Le soleil était haut maintenant et ils avaient depuis longtemps dépassé les dernières maisons isolées du village, dépassé la fontaine et le lavoir, en contrebas du dernier hameau, laissé derrière eux les derniers jardins en terrasse. L’Ortu, Curtalina et Pjangattighju. Il n’y avait plus que le maquis à perte de vue. Et le sentier muletier dont il ne fallait surtout pas s’éloigner. Ils laissèrent sur leur gauche le moulin de Casella, franchirent le pont génois à deux arches, ensoleillé en cette fin de matinée. Sur la droite, de l’autre côté du pont, le torrent sinuait près de rives sablonneuses. C’est là qu’ils comptaient faire halte. Sur les plages de gravier fin. Saveria montra du doigt un arrondi de rocher qui pourrait servir d’appui à son dos fatigué. Santu l’aida à s’accommoder au mieux. Puis il déchargea un sac de jute et sortit les victuailles. Des poches de son velours, il tira son canif et tailla dans la miche fraîche qu’il tenait serrée contre sa poitrine, de belles tranches de pain blanc. Saveria sortit de sa musette le bocal de terre cuite où elle tenait enfermées les olives noires. Sur sa tranche de pain, elle versa précautionneusement un filet d’huile d’olive, saupoudra l’huile d’une pincée de sel fin, écrasa quelques feuilles de menthe séchée. Elle savoura à belles dents la simplicité rustique de ce mets. Avec son pain, un morceau de casgiu et quelques figues, elle pouvait tenir jusqu’au soir. Santu tendit à sa femme la gourde remplie d’eau fraîche. En échange, Saveria lui servit une tasse de café brûlant. Les voilà revigorés. Il était temps de reprendre la route. Il leur fallait arriver à la grotte de l’Onda avant la tombée de la nuit. Saveria retrouva le balancement chaloupé de Manfarinu. Elle somnolait, le buste penché en avant. Santu veillait sur elle. De temps à autre, il rajustait un pan de châle qui avait glissé de son épaule. Parfois, Saveria sursautait lorsque le pas de Manfarinu se faisait hésitant ou que son sabot venait à buter contre un escarpement de roche. Cela faisait maintenant un bon moment qu’ils grimpaient. Le sentier devenait plus ardu et Manfarinu peinait. Son pas ralentissait. Santu tança son âne par un « tsa tsa » plus sec et plus autoritaire. L’âne reprit son amble dignement. Ses oreilles oscillaient et ses yeux embués de larmes claires couvaient Santu avec tendresse. Il avait raison, Santu ! Le jour déclinait et bientôt ils seraient enveloppés par la nuit. Ils allaient faire halte à la grotte et Manfarinu aurait droit à sa ration de maïs et qui sait, avec un peu de chance, à quelques châtaignes rôties ! Il redressa le col fièrement et embrassa le sentier qui montait vers la bocca. Ils s’arrêteraient sûrement avant. La bocca, ils la passeraient demain dans la matinée et après… Qui sait ce qui les attendait après ? La grotte ne devrait plus être loin maintenant. C’est ce que disait Santu. Il disait qu’il restait encore une ou deux boucles. Il fallait d’abord passer l’ancienne bergerie, puis la minuscule chapelle mangée par les ronces. Sant’Agustinu. La grotte de l’Onda se trouvait juste après, au-dessus du ravin de Ronda. Un vol de bécasses traversa silencieux le ciel d’hiver. La grotte était là, creusée à l’aplomb dans le granit de la montagne. À peine masquée par le feuillage des chênes verts. Une barrière de bruyère en protégeait l’accès. Santu, les doigts engourdis par le froid, avait du mal à en dénouer les lacets de jonc. La barrière pourtant céda à sa pression. Il la poussa devant lui. Manfarinu, heureux d’arriver à bon port, fendit la mer de bruyères qui s’ouvrait sur son passage.
SUITE>>>>Manfarinu, l’âne de Noël, III
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